Les délégués des archs ont été empêchés de se rassembler à la grande-poste, notre reporter qui s'y trouvait a été arrêté en compagnie de 120 délégués. Il raconte. Dimanche 2 mars, Chirac, le grand-frère de tous les Algériens est sur le point d'atterrir à Maison Blanche. Alger, redevenue blanche depuis la veille, s'agite. La circulation est presque impossible. Les trottoirs noircissent, envahis par la foule. Très vite, ils s'irisent les quatre couleurs — bleu, vert, blanc, rouge — qui unissent les deux pays, celui de Molière et celui de Bouteflika, se lancent dans un ballet fou. les cornemuses et les rumeurs s'en mêlent. La fête sera grosse. Chirac n'est pas encore arrivé à Alger. Les archs qui lui ont déjà envoyé un courrier, via l'ambassade, sont pour leur part déjà là. A l'affût, tapis dans les cafés et ruelles qui cernent la Grande-Poste. Ils sont décidés à rappeler à Chirac et donc au monde que la boum annoncée ne doit en aucun cas occulter les crimes commis sur cette terre de lutte mais aussi de fête. D'amour. L'interwilayas, ce comité qui gère la crise kabyle et qui se bat pour la satisfaction des revendications contenues dans la plate-forme d'El-Kseur, a juré de participer à ces bienvenues noces algéro-françaises. Elle a donc envoyé ses délégués — dont sept Chaouis, la Kabylie n'était pas toute seule — aux abords de la grande scène prévue pour accueillir les retrouvailles. Les délégués étaient là pour réclamer que les intérêts économiques ne scellent pas le droit des hommes de ce pays à vivre dans la dignité. Tôt le matin, ils ont commencé à être accostés par la nuée d'éléments des services déversés sur la capitale pour l'occasion. Medrouk Nourredine, délégué de Béni Douala et membre de la présidence tournante de l'Interwilayas, est sommé de quitter la ville dès 9h30 du matin. Il est dans tous ses états, il appelle Tizi. On lui conseille de rentrer. Il tente une sortie, il est suivi. Il revient dans le café où il était réfugié pour décider vers 11 heures, de se rendre au lieu de ralliement prévu (en face de la Grande-Poste). Il est à mes côtés croyant que ma profession et ma présence pouvaient quelque peu le protéger. Il n'y a pas encore grand-monde sur les lieux. Au bout de cinq minutes de palabres avec les premiers arrivés, une escouade de policiers en civil et en tenue tombe sur notre petite troupe. Nous sommes tous embarqués manu-militari mais sans violence aucune. Direction un poste situé avenue Pasteur, encore en chantier. La première impression qu'on a, c'est que personne dans ce commissariat ne sait encore que faire de la bande d'interpellés. 11h10. Une nouvelle équipe arrive, les traditionnels slogans du Printemps noir fusent : “Pouvoir assassin !” “Ulac smah ulac !” “Libérez les détenus, jugez les assassins !”. La nervosité commence à s'installer dans les lieux. Les éléments de la BMPJ montent, sans ménagement, tout le monde au premier étage. Après vérifications, je suis relâché. Je reviens à la Grande Poste pour accomplir ma mission : couvrir le rassemblement de l'Interwilayas. Cette fois, il y a un peu plus de monde. Il y a surtout beaucoup de confrères tardivement arrivés et qui essayaient de savoir ce qui s'était déjà passé. Je les briefe. Je les informe sur ce qui venait de se dérouler. Je leur apprends qu'une trentaine de délégués étaient déjà séquestrés avenue Pasteur et que parmi eux se trouvait, entre autres, El-Hadj, le doyen du mouvement citoyen, celui-là même qui avait interpellé Bouteflika après la prière de l'Aïd el-kebir à la Grande mosquée d'Alger. Je précise qu'au moment où je me trouvais au commissariat, personne n'a été violenté. Je signale qu'à l'intérieur même du bâtiment, les gens impavides et convaincus, ont clamé ce qu'ils ont toujours dit : jugez les assassins, libérez les détenus, pas de pardon… Je termine mon témoignage, je suis ceinturé sous l'œil des caméras et des photographes, jeté dans un fourgon et passé littéralement à tabac, après avoir été copieusement injurié. Le vocabulaire était ordurier et les coups douloureux. J'en porte encore les traces sur le corps mais aussi dans la tête. Je suis meurtri. J'ai été humilié. Les témoins existent et ils sont nombreux. Qu'importe, ma personne ne vaut rien devant mon métier et l'amour que je lui porte. Cette fois, on nous déverse par groupes au commissariat du 10e (Télemly). Vers 13 heures, nous sommes déjà 118 à avoir émargé sur une “feuille de présence” établie par les délégués. On nous parque dans une pièce exiguë, puis on finit vu le nombre par nous laisser occuper la cour de l'établissement. Des immeubles environnants on nous bombarde de projectiles. Les victimes de ce rapt qui ne disait pas son nom réagissent en chœur, organisant une manifestation hautement surveillée et circonscrite dans l'espace. Durant toute la journée et au fur et à meure que de nouveaux interpellés arriveront, Bouteflika et Zerhouni en prendront pour leurs grades. 14 heures, une quête est organisée, on achète du pain, du fromage, de l'eau minérale et du café. Minute de silence, une déclaration vient déjà d'être rédigée. Elle est lue à l'assistance. Elle est saluée par des applaudissements et Ulac smah ulac. Maître Hanoune, interpellé lui aussi, se bat comme un beau diable, rappelant aux uns et aux autres, notamment aux policiers, la loi. Il réussit à faire évacuer Naïma, la présidente du comité Amzal-Kamal, de l'université de Bouzaréah, poignardée, à l'hôpital. Elle revient avec une radio et un certificat médical. Elle compte porter plainte. Maître Khaled Bourayou, informé, arrive. Il restera là toute la journée, rassurant celui-ci, rigolant avec celui-là. Sa présence réconforte. Un confrère du Monde aujourd'hui est hors de lui, il ne comprend pas. Il supportera tout de même son malheur avec beaucoup de dignité. Khaled Guermah est parfois énervé, parfois stoïque. Azwaw ne s'assoit à aucun moment, il a été le dernier arrêté. Il affiche un sourire narquois. “Ils ne peuvent pas nous tuer, nous sommes déjà morts !” Fateh Achour de Tkout a juste envie de téléphoner pour avertir Batna. Il finira par le faire. Le “délégué d'El-Harrach” amuse la galerie. il y a de la bonhomie dans l'air. Décidément, plus personne n'est impressionné par les singeries du pouvoir. “Nous sommes trop convaincus de la justesse de notre combat”, nous rappellera le délégué des Ouadhias. Au lieu d'exploser le groupe, cette journée de vacances forcées a permis aux délégués de poursuivre la réflexion sur le devenir du mouvement et à nous, d'être définitivement édifiés sur la considération que nous voue le régime. Dieu merci, il y avait du soleil et cet espoir affirmé et partagé qu'un jour tout cela ne sera plus. M. O.