S'il est un aspect des conflits généralement, occulté par les analystes politiques, c'est bien celui relatif au “déploiement sémantique”. J'ai déjà dit pourquoi les évènements du 11 septembre auront servi de facteur de précipitation à la mise en œuvre de cette stratégie à laquelle ils auront d'ailleurs offert une légitimation inespérée (Liberté du 11 mars 2003). Je n'y reviendrai donc pas ici. En revanche, il me paraît aujourd'hui utile de faire une brève incursion dans l'appareil conceptuel qui, selon les cas, précède ou connote cette volonté d'hégémonie pour dire pourquoi le mot, en matière politique principalement, n'est ni fortuit ni innocent. Qu'étant, selon l'heureuse formule de Victor Hugo “un être vivant”, le mot gagnerait toujours à être interprété comme un acte inaugural d'une action en préparation. Ou son signe précurseur. L'exemple premier de l'innovation sémantique en tant que prélude à l'usage de la force aura eu paradoxalement pour thème de prédilection celui des droits de l'homme : largement mystifiée, sacralisée s'il en fut, on sait que cette question fait figure, depuis l'acte fondateur de la Déclaration universelle des droits de l'homme en 1948, d'icône emblématique des valeurs et de la culture occidentale. L'ONU, organe assignataire des principes fondamentaux des droits humains en sera aussi la police disciplinante chargée de rappeler à l'ordre tout Etat — à l'exception régulière d'Israël — suspecté de violation importante de ces principes. Cette situation prévaudra longtemps jusqu'au jour où un ministre français des Droits de l'homme (Bernard Kouchner) s'enhardit à introduire dans le corps de cette philosophie une série de propositions (ou perversions) sémantiques à l'effet de préparer l'opinion à l'idée que l'atteinte à la souveraineté des Etats nationaux puisse être un acte de morale internationale : c'est ainsi qu'au nom des droits de l'homme et de l'action humanitaire en particulier, l'idée du droit d'ingérence apparaît subrepticement dans le vocabulaire des chantres autoproclamés des droits de l'homme. Quelque temps après et à la faveur des guerres de Bosnie et de Serbie, un nouveau seuil va même être franchi : on ne parle plus du droit d'ingérence seulement, mais on évoque de plus en plus la possibilité d'exercer un devoir d'ingérence. Aussi bien est-ce au nom de cette “morale internationale” que vont être à présent autorisées de véritables “chasses à l'homme” à l'effet de traduire devant le tribunal international de la Haye des chefs d'Etats souverains reconnus coupables, tantôt d'actes de génocide, tantôt de soutien au terrorisme international comme c'est franchement le cas aujourd'hui pour Saddam Hussein en Irak. On voit donc bien comment aura débuté le mécanisme de prédation des souverainetés nationales : de glissement sémantique en glissement sémantique, on passe d'abord d'une idée imaginée sous la forme d'un impératif hypothétique (le droit d'ingérence) à la volonté de soumettre les nations à ce qui devient un impératif catégorique (devoir d'ingérence). Le temps qui sépare l'élaboration d'un concept de l'autre correspond très exactement au temps nécessaire au sondage et à la préparation de l'opinion internationale quant à l'opportunité de la mise en acte des moyens de rétorsion et d'agression. L'ensemble du processus s'effectuant bien évidemment au nom de la même philosophie culpabilisante des droits de l'homme. La seconde phase de cette nouvelle stratégie d'hégémonie soutenue par des formules inaugurales est malheureusement d'une actualité douloureuse. Elle concerne l'Irak qui en est le lieu d'initiation plurielle : cette guerre, admettent volontiers les stratèges anglo-américains, est d'abord “préventive” du terrorisme international et du surarmement présumé de l'Irak. On frappe d'abord et on évalue ensuite. Mais, fait sémantique nouveau, cette guerre prétend aussi sanctionner à travers le régime de Bagdad ce que l'on assimile à présent à un cas flagrant de “souveraineté défaillante”. Que recoupe ce dernier concept ? Quels sont les critères de définition d'un bon et d'un mauvais exercice de la souveraineté ? D'une bonne et d'une mauvaise civilisation ou religion ? Bref, où situer une fois encore le point de rupture entre les mots “vivant” ou mort, mais invariablement chargés d'une mystique redoutable : l'axe du bien, l'axe du mal et que sais-je encore ? Quoi qu'il en soit, nous voilà encore une fois confrontés à deux nouveaux concepts qui viennent à point nommé compléter le lexique déjà étonnamment belliqueux des coalisés. Brève morale de cette dernière et lugubre sémantique : l'“axe du mal” ne se limite plus à la dangerosité réelle ou supposée pour la paix dans le monde des Etats. Il englobe désormais tous ceux dont l'expression la souveraineté nationale (entendons les systèmes de gouvernance) mais s'oppose aux normes des Etats-Unis d'Amérique et de ses vassaux. Disons-le autrement : mondialisation et inféodation des faibles sont les deux facettes d'une même volonté de domination à l'échelle planétaire ! A ce propos et dans une déclaration d'un cynisme inédit à Camp David le 27 de ce mois, le Tony Blair, flanqué de son émule américain, explique sans sourciller comment la guerre contre l'Irak est doublement motivée : d'abord par la mort de 40 000 enfants irakiens de la famine et dont il se garde bien de rappeler qu'elle résulte de l'embargo imposé au peuple irakien depuis onze ans, et — ultime avertissement — par la volonté, ensuite, d'adresser “à tous les dictateurs du monde un message ferme”. On le voit bien, l'avertissement n'a rien de métaphorique : potentats et apparatchiks du monde entier, inclinez-vous ou craignez les foudres du ciel ! N. T. T. (*) Ecrivain-psychologue