L'anniversaire de la mort d'un des plus grands peintres algériens, avec son ami Issiakhem, est passé complètement inaperçu. C'est dans le silence et la discrétion qui lui ont toujours collé à la peau et dont témoignent encore nombre de ceux qui l'ont connu, notamment sa femme Nadjet, que Mohamed Khedda est parti un certain 4 mai 1991. Et c'est dans ce même silence que le seizième anniversaire de son décès est passé, comme pour dire que la mémoire des grands hommes de l'Algérie est l'affaire, seule, de leurs proches. “Alger, capitale de la culture arabe”, où les pays frères et amis s'invitent chez nous l'espace d'un spectacle, d'une semaine culturelle ou d'une exposition, aurait été une belle occasion pour dire que Mohamed Khedda était un artiste peintre algérien, arabe et universel. Tout comme l'était Mohamed Dib ou Bachir Hadj Ali, partis eux aussi en ce mois du patrimoine. Célébrer leur mémoire aurait été une belle occasion pour faire découvrir aux frères arabes comme aux voisins européens, qui s'invitent chez nous chaque année à la faveur d'un festival aussi identitaire que culturel, la richesse de notre mémoire et de notre patrimoine ouverts sur le monde depuis la nuit des temps. Comment dire à la dame de lettres qu'est Nadjet Khedda que la mémoire d'un des précurseurs de l'art pictural algérien moderne (abstrait) était sa responsabilité à elle seule ? Chose qu'il faut dire aussi aux familles de Mohamed Dib et Bachir Hadj Ali, partis en plein mois du patrimoine. Patrimoine qui, apparemment, ne va pas de paire avec la mémoire. Cette mémoire et ce patrimoine qui ont constitué l'essentiel de l'œuvre de Khedda, l'artiste peintre qui n'a pas hésité à les conjuguer avec l'abstraction, le nouveau courant pictural du XXe siècle. Revendiquer Khedda aujourd'hui s'est revendiquer notre culture. Mais malgré l'oubli, pour ne pas dire l'amnésie, Nadjet reste convaincue que son mari, bien que parti depuis seize années, occupe une place stratégique dans la culture algérienne et ce, à plus d'un égard. “L'œuvre de Khedda constitue une jonction solide de ce que peut être la peinture moderne, l'art berbère et islamique. C'est la capacité de l'art d'évoquer et de représenter le monde dans sa complexité, non pas dans la figuration mimétique mais un donné à voir”, souligne l'universitaire, que nous avons rencontré dans sa maison qui respire le souvenir de Khedda, présent dans chaque coin à travers ses tableaux de différents formats. Il est plus présent dans le cœur et la mémoire de l'épouse qui se remémore avec bonheur la complicité intellectuelle dans laquelle a baigné le couple des années durant. Une complicité qui se traduit par les explications passionnées que la spécialiste de la littérature de Dib vous fournit sur l'œuvre de son mari, qui a réussi la difficile “articulation entre l'héritage et la perspective”. “Il m'a appris beaucoup de choses même si, contrairement à lui, j'ai baigné dans le monde de la culture dès mon jeune âge. Il m'a permis de découvrir le monde de la peinture mais aussi celui de la culture en général. Des cinéastes, des peintres, des hommes de théâtre et écrivains venaient lui demander son avis sur des scénarios, des pièces…”, confie modestement la dame, le visage enjolivé par un large sourire et qui se rappelle avec nostalgie le festival panafricain, où tout le monde se donnait rendez-vous chez Khedda. Remontant le temps, elle nous parle de l'enfance difficile de Mohamed Khedda qui, très jeune, a dû travailler pour subvenir aux besoins d'une famille de trois enfants. “Il était un apprenti typographe dans une imprimerie à Mostaganem très jeune, ce qui lui a permis d'être en contact avec le monde du livre. L'imprimeur était un humaniste et il a vite détecté le trop-plein de sensibilité de Mohamed. Il lui permettait de réaliser les maquettes des recueils de poésie. Il lui a même pris des cours de dessin par correspondance.” C'est lors d'une visite au Musée des beaux-arts d'Alger, en 1952, qu'il décidera de se consacrer à la peinture. Accompagné de son ami Abdellah Benanteur, il quitte l'Algérie pour Paris, où il fréquentera les milieux intellectuels. Peu après, la guerre de libération éclate et il sera recruté par Mustapha Kaïd et aura pour mission la distribution des tracts et la collecte de fonds. Khedda n'abandonnera pas sa passion pour l'art et intègre l'académie de la Grande-Chaumière pour les autodidactes, où il rencontrera de grands artistes plasticiens. Militant dans l'âme, Khedda était communiste, sensible à la souffrance des autres. “Lui-même s'est forgé dans le combat de la vie d'une famille vouée à l'errance comme le dit si bien Dib. Il ne renonçait jamais. Il était en avant-poste de tout ce qui est en rapport avec l'éducation populaire”, précise Nadjet Khedda, évoquant sa démarche de vulgarisation de l'art pictural parmi les plus défavorisés. Une action qu'il mènera lors des opérations de volontariat dans les villages agricoles et aussi dans les usines. Timide, effacé et petit de taille, Mohamed Khedda était un pivot dans le monde de la culture algérienne où tout le monde venait demander conseil au “frère aîné, au passionné et au sage, jamais indulgent. Il avait un très grand sens du travail et refusait de baisser les bras”. Fondamentalement convaincu que la conception de l'art moderne trouvera aussi un sens et une origine dans l'art africain, islamique et maghrébin, Khedda avait un sens de l'héritage culturel qui dépasse les frontières algériennes. W. L. * Né en 1930, Mohamed Khedda est considéré comme l'un des principaux représentants de l'Ecole du Signe. Membre fondateur en 1964 de l'Union nationale des arts plastiques dont il devient le secrétaire général de 1972 à 1975. Il a illustré les recueils de poésie de Jean Sénac et de Rachid Boudjedra, Bachir Hadj Ali, Tahar Djaout et Habib Tangour. Il a créé des décors et costumes pour les théâtres d'Alger et d'Oran. En 1971, paraissent ses Eléments pour un art nouveau, introduction à l'histoire de l'art en Algérie. Il a réalisé plusieurs peintures murales collectives et a participé en en 1986 à l'exposition inaugurale des collections permanentes de l'Institut du monde arabe de Paris. Khedda préface en 1989 L'Arbitraire, texte (sur la torture) et poèmes de Bachir Hadj Ali, et un livre sur Mohamed Racim en 1990. Il œuvre simultanément à la constitution de sections algériennes de la ligue des droits de l'Homme et d'Amnesty International.