Notre reporter a rencontré différents protagonistes du mouvement citoyen et des partis politiques en Kabylie. Il a recueilli leurs espoirs, leurs appréhensions et a redécouvert la force de leur courage. Il dresse également le constat d'une région en proie au marasme. Le mois de guerre qui vient de balayer le régime de Saddam, en Irak, a-t-il failli emporter, par ricochet, le mouvement citoyen ? Il n'était pas rare d'entendre des commentaires allant dans ce sens, ces derniers jours, à Alger. Dans les hauts cercles du pouvoir, on était sans doute en train de souhaiter que le premier conflit s'éternise pour voir le second mourir dans l'œuf. Zerhouni, sécurisé, s'est même permis une sortie à Béjaïa et un mot d'amour pour les Kabyles. Le 20 Avril va remettre les pendules à l'heure, la parenthèse dans laquelle s'est enfermée la Kabylie va se rouvrir à la faveur de la chute de Saddam et de cette date symbolique. Ces dates sont têtues ! Elles peuvent rouvrir les plaies les plus vieilles. Et la Kabylie est encore loin d'avoir refermé les siennes. Deux ans après son premier martyr, elle porte encore l'empreinte de la bataille qui l'a endeuillée. Les ruines des brigades de gendarmerie délocalisées sont toujours là pour rappeler l'infâme, tout autant que l'apnée présidentielle réaffirme le mépris officiel pour des revendications justes mais toujours insatisfaites. La Kabylie donc, les archs le jurent, va revenir au devant de l'actualité, mais dans quelles conditions ? Si très peu de choses ont filtré des conclaves qui ont continué de se tenir, même au plus fort du feu en Irak, l'observateur averti a depuis longtemps deviné que le mouvement citoyen s'est installé, depuis ses dernières sorties, dans une zone de turbulences qui s'éternise dangereusement. Les maîtres mots qui reviennent sans cesse en Kabylie sont : perspectives, issue, avenir… La Kabylie, si elle ne doute pas, s'interroge sans cesse. La commission de réflexion de l'Interwilayas qui se penche depuis plusieurs mois déjà sur une nouvelle orientation du mouvement n'a pas encore mis la main sur le Graal. La CADC, la CCWB et la CICB savent la panne proche, certains membres de ces coordinations se demandent même, avec du recul, si le boycott des municipales a été une bonne chose. Du coup, on préconise ce qu'on pourrait appeler une conférence régionale sur l'avenir de la région. Conférence à laquelle seraient conviés les partis politiques implantés en Kabylie. Ces mêmes partis dont on se méfiait comme du virus pneumopathique il y a peu. Beaucoup pensent que l'idée est saine. Beaucoup d'autres, enfourchant la crise kabyle, se mettent à avancer des idées plus puissantes. Peut-on avec tous les foyers de conflits qui naissent, ici et là, dans le pays, continuer à vivre dans un système centralisateur ? Ne serait-il pas plus judicieux de déléguer quelques pouvoirs aux régions ? Rabah Issaâdi est un juriste au chômage. Il est membre de la commission solidarité de la CADC. Il est convaincu qu'aujourd'hui il s'est avéré nodal de “fuir le jacobinisme” mais il précise : “Ca concerne toute l'Algérie, mais la Kabylie est prête, surtout en raison du Printemps noir”. Tout cela rappelle étrangement les arguments des autonomistes. Issaâdi poursuit : “Il est évident qu'il y a un problème de rapport entre le pouvoir central et local. Il est indispensable d'aller vers une très large décentralisation. Décentralisation, fédération, autonomie, régionalisation… On peut gloser longtemps autour de ces concepts. En vérité, ce qu'il faut avant tout c'est un débat large avec la société. Il est clair que la Kabylie réclame l'autonomie par rapport au pouvoir central. Sans cela, le problème de tamazight par exemple, ne sera jamais réglé. Citez moi un seul système centraliste au monde qui a deux langues officielles ?” Ces préoccupations sont au cœur du débat à l'intérieur de la CADC, ce qui fait dire à un militant du FFS que les radicaux qui ne seraient que des autonomistes fardés dominent l'Interwilayas. “Faux ! s'insurge Issaâdi. Il y a dans le mouvement beaucoup de délégués authentiques, fidèles qui restent vigilants face aux tentatives de manipulation. Les autres, ceux qui avaient des chapelles, ont déserté le terrain”. Benmadani Nourredine, un ancien militant du Printemps 80, est ophtalmologue à Tizi Ouzou. Il a été détenu un peu plus de deux mois en 2002 avec les délégués du mouvement citoyen qui l'ont soupçonné à tort ou a raison d'avoir été envoyé par la pouvoir pour démoraliser les détenus ou les amener à dialoguer. Cela ne l'empêche pas de continuer de se battre : “La question des perspectives n'est pas à l'ordre du jour en Kabylie. Quand le crime reste impuni aucune communauté d'hommes ne peut se construire. J'ai une perception citoyenne de ce mouvement qui a commencé par une mort d'homme. La fuite en avant ne peut rien régler. Il est normal qu'il nous soit difficile d'avancer puisque le passif humanitaire n'a pas été soldé. Les assassins n'ont pas été jugés. Le débat ne peut avoir lieu qu'après. Lorsque ce débat sera entamé, il faudra rappeler, dès son abord, que ce n'est pas la Kabylie qui est en crise mais le système tout entier. C'est l'épanouissement des Algériens qui est en jeu”. Ce qu'appuie totalement Me Issadi qui s'écrie : “La Kabylie n'est pas le syndicat de l'Algérie. La Kabylie défend ses spécificités, certes, mais c'est tout le pays, tout le peuple qui est concerné. Que je sache, le plus grand bidonville d'Algérie se trouve à Hassi R'mel, pas à Tizi Ouzou ! Voilà pourquoi le système doit être changé.” Le soleil a ramené le sourire sur les visages émaciés par la tourmente. Il mettra longtemps à faire oublier aux Algériens combien ils avaient souffert lors des intempéries. La boue, le froid glacial et les routes défoncées ont été notre lot quotidien lors de notre dernière tournée en Kabylie. Les mairies étaient prises d'assaut par les citoyens en détresse. Pourtant, le 10 octobre, ils avaient ignoré cette administration. Difficile de vivre sans une autorité même la plus petite qui soit. A Aït Mahmoud, M. Adafer Ferhat, maire FFS élu de justesse (260 votants, un groupuscule au vu de la taille de la commune), est amer : “Les démocrates, mettez des guillemets, ont utilisé des cercueils pour barrer les deux routes menant au bureau de vote le jour des élections. Ils arrosaient ceux qui désiraient voter d'insultes. N'empêche, depuis que je suis à cette place, je n'ai pas été mis en quarantaine par les citoyens. Seul un groupe d'une dizaine de personnes s'agite ici. J'étais avec eux dans le mouvement citoyen avant le 10 octobre, pourtant. Les citoyens, las, sont en train de préparer l'élection d'autres comités de village. J'estime que les archs sont allés trop loin. Ceux qui y restent cherchent l'autonomie. Qu'ils proposent cette idée aux gens ! Ils mélangent gestion locale et gestion politique. Voyez pour les APC, quelle alternative ont-ils proposée ? On accepte les budgets mais pas l'Etat. Lorsque j'étais dans le mouvement j'avais proposé une organisation à deux branches : un groupe pour gérer les affaires internes, un autre revendicatif type CADC ou CCWB. Aujourd'hui, tout est mélangé. C'est la confusion. Les perspectives ! Je ne crois pas à l'autonomie. Pas plus qu'au fédéralisme. En tout cas, pas dans l'immédiat. La Kabylie n'est pas mûre. On est encore empêtrés dans des problèmes de familles. On irait doit vers l'isolement. Pour que la Kabylie sorte du marasme, il faudrait que le mouvement se ressaisisse. Qu'il en finisse avec l'unanimisme. Lors des conclaves, les débats sont toujours contradictoires. Ca ne ressort jamais dans les communiqués qui sont rédigés à 3 h du matin par une poignée d'irréductibles. Et puis, c'est quoi ce leitmotiv : refus. De dialoguer, d'aller vers les ONG, d'aller à l'Union européenne, à l'ONU, des élections, refus de tout ce qui peut rendre la crise transparente. On cherche à rester dans un vase clos. C'est dommage !” La Kabylie est, décidément, devenue un forum politique où les idées les plus contradictoires s'affrontent. Elles y circulent tout de même et c'est de cela que naîtra sûrement l'avenir. Ce qu'on appellerait ailleurs des querelles de chapelle peut s'avérer dans les circonstances vécues ici salutaire. Comment faire l'économie de joutes discursives où la mort a frappé 130 fois et où la lutte pour une redéfinition de l'identité nationale a pris racines, il y a près d'un demi-siècle ? Là où les spectateurs voient de l'autoflagellation, les acteurs du mouvement voient un débat indispensable. Salah Hacène est un ancien délégué d'Ath Jennad. Mais, il a quitté la CADC, ce qui n'a pas empêché son arrestation le 2 avril 2002. Il est resté dans les geôles du pouvoir jusqu'au 5 août. Il a été libéré après 17 jours de grève de la faim. Lui aussi était là au Printemps 80. Il raconte : “J'ai quitté le mouvement mais je suis toujours avec son esprit. Je dis non, en revanche, à la dérive et à la récupération. Déjà en 1992, j'avais rompu avec mon parti qui avait pour slogan ni Etat policier ni Etat intégriste. Moi, je suis un militant de programme pas celui de M. X ou Y. A ma sortie de prison, j'ai repris contact avec la CADC le temps de la campagne anti-élections. Je pense que le mouvement citoyen doit garder son esprit originel, c'est-à-dire ne pas prétendre aux statuts d'entité politique ou étatique. Il se doit de générer une dynamique d'ensemble pour le parachèvement de l'indépendance de l'Algérie. La plate-forme d'El-Kseur dont je suis l'un des rédacteurs va dans ce sens et les deux points (le 4 et le 11) qui semblent gêner le pouvoir ne portent en eux rien d'antinational. Le point 4 appelle au départ de la gendarmerie. Quoi de plus normal que de réclamer le départ des assassins ? Le point 1 revendique la primauté de l'élu sur le militaire et toutes les instances exécutives de l'Etat. Il ne dit pas plus que la plate-forme de La Soummam. La primauté du civil sur le militaire fait peur mais c'est cela le troisième millénaire !” M. O.