“Flouka wala sous-marin, fi juin rayhine rayhine” (que ce soit sur une embarcation ou un sous-marin, en juin on partira, on partira) ; tel est le leitmotiv de beaucoup de jeunes rencontrés la semaine passée à Annaba. C'est que dans la Coquette, l'ambiance est aux préparatifs pour ce que beaucoup appellent déjà “al ghazwa al kobra” (la grande invasion) sur les côtes italiennes. Certains parlent de centaines de personnes “venant de plusieurs wilayas voisines et même d'Alger”, qui ont déjà “réservé” leur place. Des termes qui en disent long sur l'ambiance régnante et qui a fait dire à un quadragénaire de la ville : “La Coquette se prépare à la conquête de l'Italie.” Il suffit de faire un tour dans les quartiers populaires de la ville pour constater cette incroyable atmosphère de “starting-block”. Pour A. S., 24 ans, l'été 2008 verra encore plus de jeunes tenter l'aventure qu'auparavant. Cet ex-harrag (il a tenté sa “chance” l'été dernier avant d'être recueilli par les gardes-côtes tunisiens) nous dira que “c'est l'accalmie avant la… conquête. Tout le monde se prépare à partir. Les jeunes travaillent jour et nuit pour pouvoir se procurer l'argent nécessaire pour embarquer en juin”. D'autres nous donneront des détails qui surprendront plus d'un par leurs “précisions”. À les entendre (nous avons rencontré A. S. et ses amis du côté de la Caroube, quartier populaire situé sur une crique au tout début de la corniche annabie), l'ère du bricolage est révolue. Beaucoup de leçons semblent avoir été retenues depuis les premiers harragas de Annaba du 31 décembre 2006. Ils nous parlent des préparatifs sans cacher leur enthousiasme : “Tout est prêt. Les embarcations sont là dont voici quelque-unes (ils nous en montrent trois renversées pas loin de la plage) et les moteurs ont été achetés à El-Eulma. Ils sont bien cachés et cette fois, ce n'est plus la camelote qui a laissé plus d'un en plein milieu de la mer.” En aparté, l'un d'eux nous chuchotera : “Il y a dans chaque quartier de Annaba une personne qui s'occupe des futurs harragas. Ce sont eux qui s'occupent des places et des réservations. Les jeunes qui viennent de l'extérieur de Annaba sont dirigés vers eux pour les négociations et les réservations des places.” Il nous dira même que ces “représentants” se réunissent régulièrement pour faire le “bilan”. Du coup et mine de rien, ils se retrouvent à créer une sorte de démocratie participative qui fera sûrement pâlir les élus locaux. Mais pourquoi juin ? Deux raisons essentielles : le beau temps et surtout la présence de nombreux touristes en Italie. Pour la plupart de ceux qu'on a rencontrés à la Caroube et à Sidi Salem (un quartier de la ville dont sont issus la plupart des harragas en Italie), il n'est pas question de mourir. “On ne veut plus prendre de risques inutiles. On n'a plus envie de yakoulna al houte. Soit on se fait attraper soit on arrive à bon port”, nous diront-ils, avant d'être encore plus précis : “Sur place, on essayera de se faufiler parmi les touristes et on pourra aussi dormir à la belle étoile. Plus on sera nombreux mieux c'est. Ils ne pourront pas nous mettre tous dans des camps. Certains seront bloqués dedans avant d'être refoulés. D'autres auront un laissez-passer de quelque jours et là ce sera tag ala mane tag (chacun doit se débrouiller tout seul). Sortir d'Italie et rejoindre les copains et la famille en France et en Angleterre est le but de chacun.” Certains parmi ces jeunes (tous ont moins de 30 ans) ont étalé devant nous leurs “connaissances” du terrain : “Le billet du bateau qui fait la Sardaigne et Naples est de 40 euros. Il y en a deux chaque semaine et on compte ainsi le prendre pour rejoindre après Rome et quitter l'Italie juste après.” L'espoir est de retour Aussi ces jeunes se disent prêts à l'aventure malgré les risques encourus et en dépit du retour de Silvio Berlusconi au pouvoir (les potentiels harragas que nous avons rencontrés le connaissaient tous et nous affirment avoir suivi avec attention les dernières élections italiennes). A. S. nous précisera que l'espoir a été renforcé par la dernière “harga” réussie il y a quelques jours. “Une embarcation a réussi à atteindre l'Italie. Ils ont démarré de la plage de Oued Bougrat et dès qu'ils sont arrivés, ils ont appelé leur famille. On parle de 14 dont 3 filles de Gambetta (ndlr: quartier populaire du centre-ville). C'est un signe pour nous que c'est toujours possible. Tout est une question de chance et on veut la saisir.” Un meurtre pour une harga Concernant le prix du “voyage” ceux qu'on a rencontrés sont d'accord sur le même chiffre : 10 millions de centimes en moyenne “8 et jusqu'à 6 millions pour lahbab (les amis)”, préciseront certains. “Rahoum yakhadmou galb et rab lile oua anhar, (ils travaillent d'arrache-pied jour et nuit), pour pouvoir se procurer l'argent nécessaire”, nous diront certains jeunes rencontrés du côté de Rizzi Amor. Toutefois si la plupart ont opté pour l'informel, d'autres ont opté carrément pour le crime. L'histoire du jeune “fraudeur” (taxi clandestin) assassiné au courant de ce mois est sans aucun doute très significative de l'“ambiance” qui règne à Annaba. Un meurtre qui a ébranlé toute la ville. Ainsi, il s'agit de deux jeunes “sans histoires” (dont l'un est le fils d'une personnalité très connue de la région) en quête d'argent pour participer à une harga. Pour cela, ils ont “choisi” leur victime parmi leurs connaissances, un jeune clandestin, à qui ils ont demandé de les emmener dans un lieu isolé de Sidi Salem. Sur place, les deux complices ont carrément égorgé le jeune (selon le récit que tout Annaba raconte) avant de l'enterrer (certains affirment vivant) et de prendre la voiture avec l'intention de la vendre et d'en “récolter” l'argent nécessaire. Toutefois, l'un des deux “assassins” a eu entre-temps des remords et en a parlé à son père. Ce dernier a sur-le-champ emmené son fils vers les services de sécurité pour dénoncer le crime et retrouver ainsi le corps de la malheureuse victime. Tous ceux qui nous ont raconté cette histoire finissaient leur narration avec la même “sentence” qui sonne plus comme un avertissement qu'un constat de dépit : “Ces meurtriers sont des jeunes qui n'ont jamais eu de problèmes avec la justice et que personne n'aurait pu imaginer capables de faire ça. C'est dire que tout le monde est prêt à faire n'importe quoi pour quitter ce pays”, nous a dit un taxieur de la ville. Aussi cette histoire est venue secouer encore plus les parents dont l'un d'eux (âgé d'une cinquantaine d'années et père de trois jeunes de 21, 23 et 26 ans, tous chômeurs) nous déclare d'un ton triste : “J'ai peur de me réveiller un jour et de ne pas trouver mes enfants.” Il précisera aussi que “la pauvreté n'est plus la seule raison. J'ai déjà des amis qui ont une excellente situation sociale mais leurs fils ont quand même pris une embarcation vers la Sardaigne. Certains sont sans nouvelles d'eux”. Familles de disparus “contre” l'ENTV À Annaba, s'il y a des ex- et des futurs harragas, il y a aussi les disparus. Tellement nombreux qu'un collectif a été créé depuis plusieurs mois déjà. Nous avons rencontré les deux fers de lance de ce “collectif des familles de harragas disparus”, en l'occurrence Kamel Belabed et Boubekeur Sabouni. Deux infatigables bonhommes qui ne cessent de taper à toutes les portes dans l'espoir de retrouver leurs enfants disparus (24 ans et 28 ans lorsqu'ils ont “embarqué”) il y a plus d'une année. Pour Belabed, il n'est pas question de baisser les bras. “Nous serons à Alger la semaine prochaine et on nous a promis une rencontre avec les ministres de l'Intérieur et de la Justice.” Sabouni, de son côté, n'arrêtait pas de reprocher à l'ENTV son très controversé reportage sur les harragas diffusé le 4 avril dernier : “Ils ont osé parler des harragas morts dont les corps sont brûlés en Europe. Ils n'ont aucune idée du mal qu'ils ont fait en montrant ces images-là. D'ailleurs l'état de santé de ma femme s'est détérioré encore plus depuis qu'elle a vu ce maudit reportage.” À leurs côtés, il y avait un jeune informaticien, un certain Salah, qui a l'habitude d'aider Belabed et son acolyte depuis plusieurs mois déjà. Au cours de nos discussions, il nous a relaté la situation dramatique des familles de harragas disparus. “Une vieille femme dont le mari n'a plus donné signe de vie depuis plusieurs années en est la meilleure illustration”, avant de nous narrer son histoire : “Il est parti en voyage en Italie et n'est plus revenu. Pendant plusieurs années son unique fils a vécu avec cette envie de le retrouver et finalement il a décidé de rejoindre l'Italie sur une embarcation avec d'autres harragas, dont l'un était d'ailleurs le fils de Belabed, dans l'espoir de retrouver son père. Du coup, cette vieille femme s'est retrouvée sans nouvelles de son mari et de son unique fils. Ses malheurs ne se sont pas arrêtés là. Lorsqu'elle a entendu parler des autorités tunisiennes qui auraient capturé des harragas, elle s'est déplacée au consulat de ce pays à Annaba. En sortant, très déçue par le non-aboutissement de ses efforts, elle a été renversée par une voiture et s'est retrouvée avec des broches et l'incapacité de bouger.” Tout ce remue-ménage que vit Annaba se déroule presque en catimini. On parle plus volontiers de la rocambolesque histoire de la kalachnikov “perdue” par un policier dans un restaurant de la ville, ou encore de la corniche qui est en train d'être “assassinée” depuis quelque jours par les bulldozers et les pelleteuses. Mais ceci est une autre histoire… De notre envoyé spécial Salim koudil