La justice transitionnelle, déjà expérimentée dans 25 pays, ayant vécu des périodes de violence et de violation massive des droits humains, est un concept méconnu en Algérie, qui s'est pourtant engagée dans la voie de la réconciliation nationale. La connaissance de la vérité sur les événements de la décennie noire est le maillon manquant de la démarche des autorités. Une semaine durant (du 11 au 17 juillet), des formateurs, agréés par l'Institut arabe des droits de l'homme, se sont attelés à inculquer à quatorze journalistes algériens (El Watan, El Khabar, Le Quotidien d'Oran, Le Soir d'Algérie, El Massa, La dépêche de Kabylie, Djazaïr News, Sawt El Ahrar, la revue Dzeriet et Liberté) les notions de base de la justice transitionnelle et son corollaire la réconciliation nationale. C'était là la troisième session sur le thème, destinée exclusivement à des professionnels algériens ; les précédentes ont ciblé des représentants de la société civile et des journalistes. Une quatrième formation de même nature est prévue pour la fin du mois de juillet pour une quinzaine d'avocats algériens. Est-ce supposé qu'il y a besoin de mieux vulgariser un concept totalement inconnu jusqu'alors dans notre pays ? Vraisemblablement, puisque l'Algérie devra inévitablement adapter, un jour ou l'autre, les mécanismes de la justice transitionnelle à son propre cas, ne serait-ce que pour préserver la mémoire collective en levant le voile sur la réalité des événements dramatiques de la décennie noire et certainement aussi sur la vérité du 5 octobre 1988. C'est justement sur la connaissance de la vérité sur les violences et les violations des droits humains commises pendant une période précise de l'histoire d'un peuple qu'est fondé le dogme générique de la justice transitionnelle. Comme son nom l'indique clairement, la justice transitionnelle intervient dans une phase charnière de passage d'un pays d'un régime répressif ou de conflits armés au respect des standards de la démocratie. La transition s'opère par une mise en œuvre d'une politique d'investigations sur les crimes, contre le genre humain, perpétrés par le passé, de la reconnaissance de la qualité de victimes de la répression politique, de réparation des préjudices physiques et moraux subis. Le travail de “réconciliation” de la République avec un passé peu glorieux aboutit à la mise en place de garde-fous pour que plus jamais des abus systématiques des droits de l'homme ne seront commis dans ledit Etat. “Il n'y a pas de recettes pour la justice transitionnelle”, affirme Ahmed Chaouqui Benyoub, ancien détenu politique et membre de la commission marocaine pour la vérité, l'équité et la réconciliation, créée en 2004. Le caractère exceptionnel de la justice transitionnelle lui permet, en effet, de s'adapter au cas très particulier du pays qui l'adopte comme solution idoine de sortie de crise. L'Ouganda est un pionnier en la matière par l'institution de l'Instance d'investigation sur la disparition des personnes en 1974. L'expérience sud-africaine est la plus connue de par le monde, non seulement par la gravité des faits imputés au régime de l'apartheid et la forte personnalité du leader de l'ANC Nelson Mandela, mais aussi par le côté tour à tour spectaculaire et chargé d'émotion des audiences publiques qui ont mis, pour l'unique fois dans l'histoire de la justice transitionnelle, en confrontation les victimes et leurs tortionnaires. Le Maroc se présente comme le premier pays arabe à emprunter la voie de la réconciliation nationale et la justice transitionnelle sur les violations massives des droits de l'homme (disparitions forcées, exterminations extrajudiciaires, détention abusive, torture…) commise du début des années 1950 à la fin des années 1980 sous le règne du roi Hassan II.Si le processus de réconciliation nationale a commencé en 1992 par la promulgation d'une loi sur les disparitions, son point culminant apparaît en 2004 à la mise en place de la commission Equité et Réconciliation qui a organisé des audiences publiques sur les témoignages de victimes. “Cette initiative a inspiré plus de 10 000 articles de presse, 110 romans et 400 thèses universitaires”, indique Chaouqui Benyoub. L'aspect sombre de la justice transitionnelle s'illustre dans le caractère temporel et non pénal de la commission vérité et réconciliation. Quelle que soit la gravité des aveux impliquant un ancien responsables du régime ou un exécutant d'actes portant atteinte à l'intégrité physique ou morale d'une personne, l'instance n'a pas la prérogative d'engager des poursuites pénales. Généralement, il est précisé en amont de l'application de la justice transitionnelle dans un pays, l'extinction des poursuites judiciaires contre les commanditaires et leurs sous-fifres. À l'exception du Pérou, et dans une moindre mesure de l'Afrique du Sud, aucun des 25 Etats, qui ont expérimenté la justice transitionnelle dont le Chili, l'Argentine et le Maroc, n'ont mis en cause la responsabilité civile ou pénale des responsables des violations. De l'avis d'Ahmed Chaouqui Benyoub, les audiences publiques au Maroc ont donné aux victimes et à leurs proches la latitude d'exorciser leurs douleurs et leurs traumatismes justement par leur reconnaissance de la qualité de victimes — dans l'esprit d'une thérapie de groupe — et de la reconnaissance tout court par les plus hautes instances officielles du pays, des crimes du passé. “Avant la création de la commission, les victimes des violences étaient considérées comme des parias. On avait peur de les approcher. Maintenant, ils sont considérés comme des héros”, a-t-il expliqué. En Algérie, la loi sur la Rahma promulguée en 1995 a institué la suppression des cours spéciales et de la réduction des peines des terroristes en prison. Celle portant rétablissement de la concorde civile, d'une durée de vie de 6 mois (13 juillet 1999 au 13 janvier 2000) a pris en charge, mais de manière assez maladroite – son application a posé problème – les éléments de l'AIS ayant déposé les armes. À la date de son expiration, le chef de l'Etat a promulgué le décret présidentiel relatif à la grâce amnistiante pour garantir l'immunité aux membres de l'AIS figurant sur une liste tenue secrète. Enfin, la Charte pour la réconciliation et la paix, entrée en vigueur en juillet 2005, soit deux mois avant la tenue du référendum y afférent, se rapproche davantage des instruments juridiques de la justice transitionnelle. Toute la batterie de lois, appliquée par les dirigeants algériens, depuis 1995, ne favorisent aucunement l'aveu, la découverte de la vérité ou une garantie que les violences de la décennie noire ne se répéteront pas dans l'avenir. A contrario, l'article 46 de la Charte pour la réconciliation nationale “punit de 3 à 5 ans de prison ferme et d'une amende de 250 000 à 500 000 DA toute personne qui utilise, à travers ses déclarations, ses écrits ou un autre travail, les blessures de la tragédie nationale ou qui porte atteinte aux institutions de la République (…), qui affaiblit la nation ou porte préjudice à ses agents…”. Cette disposition s'assimile à une négation du principe de préservation de la mémoire collective, qui constitue la genèse de la justice transitionnelle. “On ne peut pas parler jusqu'alors de justice transitionnelle en Algérie”, tranche Me Mustapha Bouchachi, président de la Ligue algérienne de défense des droits de l'homme (LADDH). Son avis est partagé par de nombreux experts de la justice transitionnelle, estimant que les dirigeants algériens se sont engagés dans la voie de la réconciliation nationale sans utiliser ses fondements. La démarche de réconcilier le peuple avec son passé, telle que défendu par le régime, perd son sens dès lors qu'aussi bien l'Etat que les groupes terroristes n'ont pas reconnu leurs responsabilité dans le drame de l'Algérie des années 1990. Au-delà de l'occultation de la vérité par une disposition de la charte, il est dit que la notion de réparation n'est pas précise, ni tout à fait juste vis-à-vis du tort moral infligé aux victimes de ce qui convient d'appeler, eu égard au respect de la loi, “la tragédie nationale”. En définitive, il y a une demande réelle, même si elle semble diffuse, de savoir ce qui s'est réellement passé durant plus de quinze ans de la vie de la nation. “L'entrée en vigueur des décrets d'application de la charte pour la paix et la réconciliation nationale montre l'ampleur et la complexité du drame vécu par les Algériens et la nécessité de réfléchir à une autre voie, celle de l'institution d'une commission indépendante pour la vérité et la justice”, a déclaré Me Nourredine Benissad, secrétaire général de la Ligue algérienne de défense des droits de l'homme (LADDH) en novembre 2006 lors d'une rencontre internationale sur l'inapplicabilité des décrets d'application de la charte pour la paix et la réconciliation nationale. Il n'est pas exclu que cette revendication trouve, finalement, un écho dans l'avenir, considérant que de très nombreuses initiatives de mise en œuvre de la justice transitionnelle et par là même son principal mécanisme, la commission de vérité, émanent des autorités du pays. S. H.