Lamnistie apparaît dans un pays après le retour à la paix où le changement de régime implique normalement un compromis entre le pouvoir et les forces de l'opposition. Elle couvre tous les actes à caractère politique. Elle protège les auteurs du crime. On fait comme si le crime n'avait jamais été commis. Les responsables des crimes amnistiés bénéficient d'une virginité juridique. En tant qu'oubli institutionnel, elle tranche aux racines même du politique, et à travers lui, au rapport le plus profond et le plus dissimulé, avec un passé frappé d'interdit. L'Etat ne possède pas le droit moral d'effacer la dette qu'un crime a engendrée. L'amnistie est qualifiée d'amnésie. La proximité plus que phonétique, voire sémantique entre amnistie et amnésie signale l'existence d'un pacte secret avec le déni de mémoire. L'amnistie comme conséquence de l'aveu, comme cela s'est fait en Afrique du Sud, n'est pas une décision de justice, mais la suite d'une volonté politique. Le processus d'amnistie est critiqué partout dans le monde comme un déni de justice envers les victimes, dont il faut restaurer la dignité humaine et politique. Elles sont non seulement renvoyées à leurs souffrances, mais encore à leur solitude morale. Si l'amnistie peut se concevoir, elle doit être écartée pour les crimes contre l'humanité, et ne pas se faire à n'importe quelle condition, et à n'importe quel prix. L'imprescriptibilité de l'action permet de poursuivre les criminels présumés jusqu'à la fin de leur vie. L'impunité et l'amnésie de l'amnistie se trouvent au centre des débats, car elles pourraient retraumatiser ceux qu'elle espérait guérir. Les crimes contre l'humanité ne peuvent être ni amnistiés ni pardonnés. La notion d'imprescriptibilité de ces crimes devient un concept juridique qui signifie qu'aucune loi ne peut soustraire le criminel au jugement. Si une certaine idéologie développée par certains contribue en profondeur à l'établissement et à la justification de crimes commis par l'Etat, en revanche, il faut saluer ceux qui luttent courageusement contre cette violence de l'Etat. L'Algérie n'est pas parvenue à la catégorie de l'universalité et au règne du droit. Les crimes amnistiables ne sont pas seulement ceux qui ont été commis par les groupes armés islamiques, mais aussi ceux commis par les services de sécurité. Une violation grave des droits de l'Homme est une violation grave, quelle que soit la personne qui la commet, et quelle qu'en soit la raison. Tous les criminels sont égaux aux yeux de la loi, car cette dernière ne traite pas de moralité, mais de légalité. Le mal ne vient jamais du même endroit, mais des deux antagonistes de la violence. Il faut dévoiler la vérité sur les crimes commis par les groupes armés islamiques, et par les forces militaires et de la police. Affronter le passé, rappeler et apposer le passé à l'avenir, c'est identifier toutes les violations des droits de l'Homme, et ceux qui s'en seraient rendus coupables. Les crimes étaient secrets et couverts par la désinformation. L'Etat algérien est responsable d'avoir planifié, ordonné et accompli de graves violations des droits de l'Homme à l'encontre de ses propres sujets. Lorsque des jeunes ont été froidement exécutés, il ne s'agit pas d'une simple brutalité policière, mais d'une violence d'Etat organisée et systématique, mise en œuvre par ceux-là mêmes qui sont censés faire respecter la loi et protéger la population. Il faut rappeler le besoin prioritaire de justice et de manifestation de la vérité. L'esprit du droit international des droits de l'Homme fait de la justiciabilité des auteurs des crimes une question de principe absolu. L'amnistie est antinomique de la justice pénale nationale et internationale par leur différence d'approche et de finalité. La convention sur les disparus impose aux parties d'adopter les mesures législatives et administratives, permettant la poursuite des criminels. Nombre de normes ou même de standards internationaux imposent l'obligation de poursuivre en justice les responsables de graves violations des droits de l'Homme. Les normes développées et dégagées de certaines conventions ont acquis un statut coutumier universel, c'est-à-dire qu'elles sont devenues des normes impératives du droit international, que l'Etat algérien ne peut ignorer car il doit être en accord avec ses obligations internationales. La réconciliation nationale Il y a tension entre le processus d'amnistie et l'impératif de réconciliation qui ne peut être qu'un accord entre le pouvoir et les forces qui lui sont hostiles. Procéder à la réconciliation est un leitmotiv de la rhétorique de nombreux chefs d'Etat depuis la Seconde Guerre mondiale. Il faut, disent-ils, savoir oublier. Il y a toujours un calcul stratégique et politique dans le geste généreux d'un chef d'Etat qui offre la réconciliation. Il faut intégrer ce calcul dans toutes les analyses. Lorsque la violence cesse ou diminue, les chefs d'Etat se trouvent en présence d'une part de victimes atteintes dans leur dignité, leur intégrité corporelle et psychologique, leur intérêt, ou de leurs ayants droit en cas de mort, et d'autre part des bourreaux ayant agi dans un cadre qu'ils estimaient légal et que leur conscience ne mettait pas en cause. Deux caractéristiques à cette situation. Il s'agit d'abord des deux côtés d'un phénomène de masse concernant des centaines de milliers de personnes. Cela ensuite peut se transmettre de génération en génération si une réponse acceptable par tous n'intervient pas. Mais alors intervient une dimension politique à l'intérieur de l'Etat qui a été déchiré par la violence politique. Les dirigeants veulent se tourner vers l'avenir et pour cela recoudre le tissu social. Ils placent alors la réconciliation au-dessus de tout autre impératif de vérité et de justice. Mais, il y a ceux qui soutiennent dans la même logique de la réconciliation et de l'unité nationale que la révélation de la vérité, le passage de la justice, la condamnation des coupables, le devoir de mémoire, est une meilleure thérapeutique du corps national contre les effets pathologiques du refoulement. L'idée maîtresse du processus de réconciliation est que c'est le corps social dans son ensemble qu'il s'agit de guérir de la violence de l'action politique. “Il est politique d'hôter à la haine son éternité.” Comment assurer une transition raisonnablement pacifique de l'oppression et de répression à la démocratie ? Les démocraties modernes se veulent fondées sur l'absolu des droits de l'Homme. Comment est-on passé en Afrique du Sud de l'apartheid aboli en 1993 à la réconciliation nationale, de la guerre civile à la paix civile ? La réponse se trouve dans l'importance du rôle joué par la Commission vérité et réconciliation (CVR), instaurée en 1995. Les travaux de cette commission ont eu pour vocation de jeter “un pont historique entre le passé d'une société profondément divisée... et son avenir fondé sur la reconnaissance des droits de l'Homme, sur la démocratie”. Mandela rappelle dans son autobiographie ce que furent son analyse, son calcul et son devoir après les premières élections libres en 1994. Il faut être attentif à l'enchevêtrement du calcul ou de la rationalité politique, de la conditionnalité historique avec la logique des principes de liberté, de justice, de démocratie et de vérité, au service desquels cette stratégie devrait et prétend s'accorder. C'est toujours en analysant l'état des forces et du rapport de force, et en vue de l'intégrité de l'état que Mandela a ajusté ses choix politiques. “Nous devons marcher ensemble vers l'avenir”, a-t-il dit. Aucun modèle ne s'exporte tel quel, ni dans le temps ni dans l'espace, il peut servir seulement comme référence de travail. La réconciliation demande un minimum de volonté de coexister et de travailler à la gestion pacifique des différences persistantes. Elle exige que les Algériens dans leur grande majorité acceptent la responsabilité morale et politique, de nourrir une culture des droits de l'Homme. L'objectif premier de la réconciliation nationale est la restauration de vivre ensemble à travers la diffusion d'une culture démocratique, l'assurance pour les générations futures pour vivre en paix dans des institutions élues sans fraudes électorales, par le seul souverain : le peuple. En Algérie, c'est la forme même du régime politique qui est en cause, et non pas seulement les titulaires successifs du pouvoir. La réconciliation va avec la reconstruction de la société sur des fondements nouveaux, afin de marquer le passage de la violation massive des droits de l'Homme à la protection de ces droits fondamentaux ; elle doit être placée sous le signe de l'Etat de droit, avec la participation de toutes les forces politiques et de la société civile. Comment rassembler deux Algérie que sépare un fleuve de sang ? Que choisir pour rassembler le pardon contre la justice ou la paix par la justice ? Il faut d'abord faire la paix avec le passé. Qui doit pardonner à qui et quoi ? Mais que peut-on pardonner si ce n'est l'impardonnable. C'est l'occasion d'ouvrir un débat, un vrai débat, ouvert, digne, car les hommes sont comme les oiseaux, ils ne volent pas tous à la même hauteur, pour savoir ce qui peut être pardonné, après une guerre qui a atteint un degré de froide et systématique cruauté. L'archive est une ressource riche pour appuyer un débat public. L'Algérie mettra-t-elle un jour à bien une archive sérieuse, totale de toute son histoire ? L'expérience sud-africaine est une habile transaction politique, ou plutôt une transition douce vers un nouveau régime démocratique ; ce n'est pas le cas de l'Algérie. La réconciliation est un commencement difficile à tenir et à conduire pour faire avancer un peuple blessé, et lui donner de l'espoir qui ne soit pas une illusion. Elle exige de sortir de la mauvaise gouvernance, de l'instabilité, de la pauvreté, par un régime démocratique qui se soumet à la vraie alternance. Elle implique la participation de la société civile pour qu'une vision nationale de cette réconciliation puisse s'enraciner et générer au sein de l'espace public un avenir qui émerge de la longue lutte contre la répression. Sans démocratie et sans rétablissement de la dignité humaine et civique, il ne saurait y avoir de réconciliation tant sur le plan individuel que celui de la société. A. Y. A.