“S'il vous plaît, faites passer ce message, la population de Thénia ne veut point que son hôpital soit fermé ; c'est tout ce que nous avons de plus cher ici. Nous sommes là, mobilisés pour prendre en charge tous les blessés malgré le choc et les fissures que vous voyez. Nous n'avons pas le choix, cet hôpital est le cœur palpitant de toute la population de Thénia.” Cette supplication est sortie de la bouche du médecin légiste dont le bureau n'est qu'un amas de ruines. Lancinante, elle revient dans tous les propos des employés, mais aussi des patients ou des simples citoyens de cette localité. Ici, on a presque oublié la tragédie qui a pourtant fauché pas moins de 102 personnes et blessé plus de 600 autres. Thénia semble avoir repris, timidement, à vivre. Presque normalement. Un seul souci taraude les esprits : le sort réservé à l'hôpital. Les gens refusent d'imaginer sa fermeture. C'est un “crime” qu'on ne souhaite pas leur infliger. Ils vivent par lui et pour lui. Pourtant, le décor n'est pas tout à fait rassurant. Le bloc de pédiatrie et celui de maternité sont hors d'usage. Les murs largement lézardés et les toits ouverts aux quatre vents ne procurent plus la sensation de repos qui caractérise un hôpital. Le ministre de la Santé qui, samedi, a effectué une visite éclair sur les lieux a posé un diagnostic sans appel. “Il sera réformé !”, leur a-t-il déclaré. Les médecins et le personnel paramédical pensent que c'est une thérapie de choc de la part du professeur Aberkane. Pour eux, le minimum vital existe et il va falloir simplement procéder à quelques travaux de réfection des blocs sérieusement touchés. “Nous avons peur qu'il soit réformé, c'est le poumon de notre daïra et même de Lakhdaria, Bordj Ménaïel, Issers et Tidjelabine”, lâche un infirmier visiblement déçu par le verdict du ministre. C'est que, ici, on a déjà fait le deuil des 102 victimes et on souhaite éviter de le faire pour cet ex-CHU construit en 1872 dont chaque mur et chaque coin sont perçus comme un symbole de la mémoire collective de l'Antique Ménerville. En attendant, son personnel se tient le ventre et s'accroche à l'autre diagnostic posé par les services du CTC selon lequel certains blocs sont “viables” et que l'hôpital s'en tirerait avec des travaux de réfection. Un espoir fou que nourrit cette femme médecin qui travaille au pavillon des urgences — seul service encore fonctionnel — qui pousse son courroux contre le ministre de la Santé. “Vous vous rendez compte, il ne sait pas ce que représente pour nous cet hôpital, nous sommes prêts à mourir ici s'il le faut ; la preuve, nous avons repris normalement notre travail grâce à l'aide précieuse des militaires qui nous ont aidés à installer des tentes pour les urgences.” Ses collègues opinent de la tête. Ici, on a décidé de faire cause commune pour “sauver” cet hôpital-histoire des injonctions du professeur Aberkane. “Nous avons accueilli tous les morts et soigné tous les blessés dans un tel cauchemar et, à l'arrivée, on nous promet cette récompense”, fulmine, ironique, notre médecin qui accuse la direction de son établissement de cautionner par son silence la fermeture de cet hôpital. Le sombre projet d'Aberkane Un hôpital qui a été témoin des scènes hitchcockiennes en cette sinistre nuit du mercredi 21 mai. “C'est une indescriptible panique, nous avons vu des femmes sortir du bloc maternité en pleurs et d'autres malades hospitalisés quittant précipitamment leur lit dans un incroyable instinct de survie.” “Une femme avait accouché dix minutes seulement avant le tremblement et elle n'a dû son salut qu'au personnel qui l'avait évacuée à l'extérieur, alors qu'une autre malheureuse femme a dû accoucher dans une ambulance…”, raconte un infirmier comme pour témoigner de l'abnégation du personnel de l'établissement qui a fait évacuer tous les malades, y compris ceux chroniques, vers les hôpitaux de Tizi Ouzou et Azazga. Le médecin légiste nous parle, lui aussi, de ces patients qui avaient subi des interventions quelques heures seulement avant le séisme et qui ont été sauvés grâce au courage du personnel médical et paramédical. Mais, ces gestes de bravoure n'ont pas été appréciés à leur juste valeur. Alors que le verdict de Aberkane les a estomaqués, le passage, samedi dernier, du président Bouteflika sans s'arrêter pour visiter leur hôpital, a ulcéré les employés. “Dites que le convoi présidentiel est passé à 100 mètres de notre hôpital et qu'il a foncé directement sur Lakhdaria, alors que 100 cadavres étaient étalés devant le pavillon des urgences.” Cet infirmier est convaincu qu'on a sciemment évité de ramener le Président ici pour “sceller son sort en cachette”. “Sachez qu'ils ont réparé le pont de la route nationale à la hâte pour que le Président ne marque pas une halte et remarque notre hôpital”, dit-il accusateur. Le cadavre encerclé Pendant que nous causions avec lui, une jeune femme clopine difficilement tenant en sa main droite un large ruban noué autour de son ventre. Elle a été victime d'une agression criminelle quelques minutes après le séisme à l'intérieur de son domicile sis à la cité Rose. Dahbia, appelons-la ainsi, raconte : “Quelques instants après le tremblement, je suis montée dans mon appartement ramener des bougies parce que dehors il faisait noir. Quelle ne fut ma surprise de tomber sur un jeune en train de fouiller dans ma cuisine qui, aussitôt, est venu m'assener un coup de poignard dans le ventre avant de prendre la fuite.” Dahbia a un réservoir inépuisable de courage. Elle vient de subir deux chocs émotionnels, deux terribles agressions. L'une de la nature et l'autre d'un sauvage repris de justice bien connu à Thénia, qui était venu tel un rapace encercler les cadavres. Contre mauvaise fortune, elle fait bon cœur. Très affaiblie par le double choc, elle garde, néanmoins, un sourire jovial d'une femme courage. Opérée le lendemain à l'hôpital Mustapha d'Alger, Dahbia est revenue sur le lieu où elle a vu son sang gicler. Les médecins et les infirmiers l'accueillent comme une héroïne. Une héroïne d'une fiction de mauvais goût. De très mauvais goût ! On lui demande si elle se porte mieux et si elle a besoin de médicaments. La vaillante rescapée remercie aimablement les médecins et les infirmiers pour leur soutien. Ici, ces derniers chôment presque. Les morts sont enterrés, à part deux dépouilles non encore identifiées dans la morgue, et les blessés sont très bien pris en charge. Les quelques volontaires venus des autres wilayas pour leur prêter main-forte dorment d'ailleurs sous les tentes installées par l'armée à l'intérieur de l'hôpital. Concernant les médicaments, ici on ne manque de rien. Nous avons même assisté à l'arrivée de deux ambulances bondées de cartons. Ce qui inquiète, c'est le lendemain. Et le lendemain, c'est le sort de cet hôpital. Au tremblement de terre du mercredi, succède, maintenant, le tremblement des cœurs des médecins quant à l'avenir incertain. Des HLM…hachés Le séisme n'a pas été “modéré” avec les habitants de la cité HLM de Thénia. Plus de 75 personnes ont péri sous les décombres de leur propre appartement. Située juste derrière l'hôpital, cette cité, construite à la fin des années 1970, a été partiellement décimée. Aami Ahmed n'en revient pas encore de ce qu'il a vu de ses propres yeux ce jour-là. “J'étais dans ma boutique, quand mon fils est allé à la maison ramener un téléviseur pour suivre le match avec ses amis, ici, dans le magasin.” “Et en une fraction de seconde, j'ai entendu un bruit ahurissant et senti la terre trembler fortement sous mes pieds…” Il soupire, puis se reprend : “J'ai vu ces deux bâtiments, le B et le C situés en face, ployer à droite, puis à gauche ; c'était inimaginable comme spectacle.” “J'ai alors crié devant ces images d'apocalypse d'immeubles qui s'affaissaient l'un après l'autre devant mes yeux.” “J'étais convaincu que mon fils était mort et ma famille avec lui ; heureusement pour lui, notre immeuble s'est seulement incliné et il est resté immobile dans la cage d'escalier”, raconte ce vieux, témoin privilégié d'une atmosphère de fin du monde. Le “B” y a enseveli 15 personnes parmi ses occupants dont cinq enfants de la famille Bahri et leur maman. Le père, lui, “a perdu la tête, il est quelque part dans un hôpital”, confie Aami Ahmed. A 30 mètres de là, seuls quelques lambeaux de vêtement, des ustensiles de cuisine et des traces d'engins du génie militaire sont visibles sur un terrain vague où a été planté un immense bâtiment, le “A”. Bilan : 31 victimes. Cette cité HLM n'a pas résisté à la secousse. Elle a “haché” ses enfants. Ses piliers, en quatre barres de fer, ont ployé sous le “coup de terre”. Facilement. L'école primaire El-Kbir n'a pas résisté. Douze personnes sont mortes et l'établissement sera certainement démoli. L'un des enseignants rencontrés sur place ne trouve pas les mots pour nous accueillir. Il nous accable comme si nous étions les responsables de la catastrophe. “Ne prenez pas de photos, vous n'avez rien à voir, tout est détruit !”, nous assena-t-il, un peu menaçant. Mais sa rancœur s'adresse aux autorités qu'on accuse d'avoir ignoré les sinistrés. “Nous n'avons pas de tentes, nous manquons de beaucoup de choses. Malgré cela, le maire n'a pas daigné pointer son nez chez nous, pourquoi ça ? Nous sommes tous des Algériens”, tempêtent ces jeunes venus de la cité des 150-Logements, située à la sortie de la ville. “C'est nous, les jeunes, qui avons retiré 31 corps de dessous les décombres sans l'aide de personne, et maintenant, ils nous ignorent !” Ici, à Thénia, autant on reconnaît à l'armée son soutien précieux, autant on accable les autorités qui auraient brillé par leur absence. La sécurité est assurée par les jeunes dans leur cité avec leurs chiens. Pour cause, les pillards prospèrent en ces douloureuses circonstances. Pendant ce temps, on oublie que Thénia est tout de même l'épicentre du tremblement. Le maillon faible de la prise en charge des sinistrés. H. M.