Lakhdaria, aux frontières de la wilaya de Boumerdès. C'est à partir de là, très loin pourtant de l'épicentre de la secousse, que l'odeur de la mort et de la désolation se fait sentir. Le long des gorges en allant vers la capitale, le silence devient pesant. Le roc des montagnes surplombant la RN5 rappelle aux passants, dans une impitoyable placidité, à quel point la nature peut être sévère et dure pour les êtres faibles que nous sommes. En cette journée de mardi, au septième jour de la principale secousse, les convoyeurs d'aides et de denrées alimentaires se font fréquents sur la route menant vers les zones sinistrées. Sur la RN5 aucun barrage n'est à signaler. Ni gendarmes ni militaires ne sont visibles aux postes habituels à l'entrée et après les gorges. Ils doivent être dépêchés sur les lieux du drame pour porter secours aux sinistrés et veiller à l'organisation. Plus loin et bien avant d'arriver à Thénia, commencent à apparaître les séquelles de la catastrophe. Aux environs de Souk El-Had, de part et d'autre de la chaussée, les vieilles fermes et les hangars vétustes à demi-effondrés, renvoient une image de guerre. Il est 11 h 25, le bus dévie de sa trajectoire pour emprunter la pente débouchant sur le centre de Thénia. La ville qui venait d'enterrer ses 102 victimes n'est pas tout à fait remise du choc. Elle nous accueille dans un silence mortuaire malgré le remue-ménage qui régnait devant les arrêts de bus. Les vieilles bâtisses de l'artère principale gisent dans un délabrement incroyable. Des deux côtés de la rue, des maisons datant de l'ère coloniale sont lamentablement ébranlées et d'autres ont carrément cédé sous l'amplitude du choc sismique. Les services techniques qui sont déjà passés par là, les ont toutes cochées à la peinture rouge annonçant leur démolition. Sous les balcons écroulés, des amoncellements de gravats sont toujours là, jonchant les trottoirs comme pour témoigner de l'horreur qui a frappé de toutes ses forces une ville naguère connue pour sa sérénité inébranlable. En quittant la ville, de nouvelles traces de l'effroyable événement nous attendaient juste à la sortie, sur la route de Tidjelabine. Là, les dégâts sont considérables et les constructions affaissées sont nombreuses. C'est au niveau de la bifurcation menant vers Tidjelabine que les premiers signes de solidarité accrochent le regard. Des jeunes tenant n'importe comment des bouteilles d'eau minérale activent le pas pour aller rejoindre les fourgons devant les mener vers le premier camp de sinistrés. Le long du chemin menant à Boumerdès, les constructions menaçant ruine se comptent par dizaines. Avant d'aborder le chef-lieu sur le côté droit, une tente de fortune attire l'attention des passants. Les occupants, un homme d'un certain âge et deux enfants, essayent de monter une autre tente pour s'abriter du soleil. “Nous habitions là ”, nous lança l'homme à la mine épuisée en orientant notre regard sur une maison sans toit. “Vous voyez ! nous essayons de survivre malgré la douleur et la perte des êtres chers, et c'est grâce à l'aide des gens et des voisins qui ont bien voulu prendre en charge nos femmes jusqu'à ce que l'Etat s'occupe de notre recasement”. Notre interlocuteur nous fera savoir ensuite qu'il ne comptait pas quitter les lieux pour aller vers un campement organisé par l'Etat. “Je veille sur les ruines de ma maison, c'est tout ce qu'il me reste”. A cent mètres plus loin, sur une plaque adossée à un pylône, on lira une inscription en rouge. “cimetière”. De l'autre côté de la rue, à l'entrée de la ville, une autre pancarte de moindre dimension nous oriente vers un campement de sinistrés. Il était 1h30 quand nous débarquions au centre-ville de Boumerdès. Mais celle-ci n'est pas encore réveillée. Face au centre de santé, des camions frigo distribuent des vivres. Sous le soleil ardent de cette journée de mardi, un groupe de personnes se bousculent devant un véhicule où on livre des bouteilles de jus en fardeau. Un fourgon venant d'Alger s'arrête juste à côté. A son bord, du pain et de l'eau minérale convoyés par quatre bonhommes. “Nous venons de Blida et nous nous dirigeons vers Zemmouri”, dira l'un deux qui était descendu pour s'approvisionner en cigarettes. Dans la précipitation, il nous livra ses inquiétudes. “Ici à Boumerdès, les gens ne souffrent pas tellement et sont plus ou moins pris en charge. Allez voir à Zemmouri comment les rescapés sont abandonnés. Là-bas, il n'y ni tentes ni médicaments, et les morts sont toujours ensevelis.” Nous fonçons dans la ville. Celle-ci nous renvoie l'image d'un grand site de camping. En face de chaque immeuble d'habitations, des tentes flambant neuves sont dressées. Les gens craignent pour leur vie et hésitent de revenir vers les blocs préférant vivre et dormir dehors. A l'intérieur des campements, les familles essayent de s'organiser et chacun tente d'arracher un minimum d'intimité, même si cela n'est pas toujours facile. A la cité des 1 200-Logements, la vue des immeubles effondrés est insoutenable. Au milieu, sur les espaces verts des bâtiments, certaines familles rescapées s'arrangent comme elles peuvent, gardant leurs effets à même le sol et sans le moindre abri. Juste en face du siège de la mairie, une jeune fille, accompagnée de trois autres personnes, calepin et crayon à la main, s'avance et gratte l'un des piliers d'un immeuble entièrement ébranlé. De l'autre côté, presque au même moment, l'hôtel des Finances, très affecté par le séisme, reçoit lui aussi une délégation pour évaluer les dommages. Les constructions, selon le degré du préjudice, sont cochées en vert, en orange ou en rouge. A la cité du 11-Décembre, connue sous le pseudo de “coopérative”, quelques habitations effondrées sont toujours en l'état, d'autres sont totalement rasées. Ici, l'on dénombre des dizaines de morts et plusieurs personnes sont portées disparues. Sous l'ardeur du soleil, l'air est irrespirable et une forte odeur de cadavres en état de décomposition plane sur les lieux. Mais l'on ne désespère pas, la pelleteuse est toujours à l'œuvre pour dégager d'autres cadavres de dessous les décombres. En arpentant la principale artère de Corso, on se croit dans un horrible épisode de science-fiction où le saccage ne cède aucune place aux choses de la vie. La ville est complètement dévastée et l'atmosphère est suffocante. A ciel ouvert, dans la mosquée où plusieurs fidèles y ont laissé la vie, deux personnes font la prière. Sur le trottoir d'en face, des enfants font le tri au milieu d'un amoncellement de fripes. Sapés par le cataclysme, les bâtiments de la gendarmerie et les blocs de la cité universitaire, flambant neufs ne tiennent qu'à un fil et attendent leur démolition. On saura ensuite que la structure a été réceptionnée, il y a juste six mois. Sur le côté, une groupe de personnes, le visage blême, examine les quatre listes accrochées à un poteau électrique. La cité de la gare ferroviaire grouille de monde. En face d'un campement militaire, des secouristes algériens et étrangers tentent de retrouver de nouvelles dépouilles sous les amas de béton. Sur l'axe menant vers Rouiba, d'affreux paysages s'offrent aux yeux. A Hraoua, Chebcheb et Djaâfria dans la commune de Réghaïa, c'est la même détresse et les mêmes images de désolation que l'on voit partout. Les rescapés tentent, dans un élan de survie, de panser leurs blessures et de renouer avec le monde des vivants en usant de moyens de fortune. R. S.