Le vent du changement qui souffle sur le monde arabe ne saurait épargner aucun pays de la région même si les formes et les rythmes de la contestation populaire varieront suivant les contextes nationaux forcément différents. Comment un régime autoritaire comme le régime baathiste syrien pourrait-il échapper à l'onde de choc surmédiatisée qui a balayé les régimes de Ben Ali et Moubarak en attendant le tour de Ali Salah au Yémen et de Kadhafi en Libye ? Le double jeu du régime baathiste syrien, s'il a pu tromper une partie de l'opinion publique arabe, s'inscrit dans une logique politique. Un régime clanique ne peut espérer survivre qu'en investissant en permanence dans une atmosphère de guerre contre un redoutable « ennemi extérieur ». Dans ces conditions, toute opposition serait facilement assimilée à une « trahison ». Tour à tour, les régimes baathistes syrien et irakien ont excellé dans ce jeu. Ils ont cherché à instrumentaliser dans leurs stratégies de pouvoir les rivalités et les luttes interpalestiniennes et interlibanaises en même temps que leurs oppositions respectives, contribuant ainsi à empoisonner l'atmosphère politique arabe en dénaturant certaines causes politiques et en compliquant la recherche de solutions pacifiques à des différends internes devenus des obstacles à la mobilisation unitaire des forces sociales contre l'occupation israélienne et la domination impérialiste dans la région. De ce fait, ils ont longtemps été utiles à l'ordre régional établi et c'est ce qui explique que l'impérialisme américain les a longtemps tolérés avant de se retourner contre eux. L'ombre des Frères musulmans Mais pour passer la barrière et décider à un moment donné de se retourner politiquement et peut-être militairement contre un régime, l'impérialisme américain a besoin d'être rassuré sur le remplaçant éventuel. Il ne va pas actionner la « communauté internationale » et ses relais politiques et médiatiques pour risquer de se retrouver avec un régime pire que celui du Baath ! C'est ici que les choses deviennent compliquées. Le régime baathiste au pouvoir à Damas n'est pas seulement coupable, aux yeux des Occidentaux, de n'avoir pas emprunté le chemin d'une paix séparée comme l'ont fait avant lui les régimes égyptien et jordanien ni de continuer ses mauvaises fréquentations régionales (Iran, Hamas, Hezbollah). Il est aussi et surtout coupable d'avoir fait le vide politique autour de lui par une politique de répression systématique qui rend difficile toute solution de rechange. L'extermination de la branche armée des Frères musulmans représentée durant la décennie 1980 par l' « Avant-garde combattante » de Adnan Okla et l'emprisonnement et l'exil des cadres et militants des composantes politiques de Adnan Saadeddine et de Ali Bayanouni ont plongé le pays dans le noir. Tout ce qu'on sait c'est que les Frères musulmans constituent la principale force organisée de l'opposition syrienne aussi bien à l'intérieur du pays qu'à l'étranger. Si, à l'étranger, les Américains et leurs alliés européens et arabes sont relativement bien informés sur les tendances et les intentions des Frères musulmans, le climat répressif et la surveillance étroite des réseaux sociaux par le régime à l'intérieur du pays ne facilitent guère le travail des officines chargées de mâcher le travail pour les chancelleries. Le Département d'Etat et la CIA ont sans doute quelques entrées parmi les dirigeants des Frères musulmans syriens installés en Europe, en Jordanie et dans les pays du Golfe et pourraient envisager avec eux des compromis politiques et diplomatiques susceptibles de les rassurer. Mais comment peuvent-ils être sûrs que ces dirigeants continuent d'influencer réellement les militants et les sympathisants du mouvement à l'intérieur du pays qui appartiennent dans leur majorité à une jeune génération plus politisée, moins aventuriste et surtout moins perméable aux pressions occidentales ? L'histoire des trois dernières décennies en Syrie témoigne du fait que malgré l'existence d'une tendance « djihadiste » minoritaire qui a fait le jeu de la politique répressive du régime, les Frères musulmans n'ont jamais refusé le dialogue et la négociation avec le régime. Mais dans les moments de faiblesse, ce dernier a toujours louvoyé et cherché à gagner du temps avant de reprendre le contrôle de la situation comme lors des négociations de février 1985 en Allemagne entre le général Ali Douba et les dirigeants des Frères musulmans Hassan Houeidi, Munir Radban et Adnan Saadeddine, même si ce dernier a toujours été méfiant. Après le décès de Hafez Al Assad et l'arrivée de son fils au pouvoir en 2000, les Frères musulmans ont fait preuve d'une grande ouverture en donnant une chance au nouvel homme fort du pays dans l'espoir de le voir initier un processus de réformes politiques. Non seulement les promesses n'ont pas été tenues mais, en l'absence de démocratisation, les mesures de libéralisation économique initiées par le nouveau régime se sont révélées catastrophiques : baisse du pouvoir d'achat, précarisation de la classe moyenne, généralisation de la corruption. Autant d'ingrédients pour une explosion sociale annoncée. Plus récemment, et face à l'intensification de la répression qui s'abat sur les manifestants, les Frères musulmans viennent de réaffirmer publiquement leur rejet de la violence et du confessionnalisme en appelant à une transition démocratique et pacifique en vue de l'instauration d'un régime civil. Changement doctrinal et stratégique sincère ou simple option tactique fondée sur leur certitude qu'une élection démocratique finirait par les hisser au pouvoir, auquel cas ils pourraient revenir à leur vieux programme de restauration du Califat ? Si l'opacité politique ne permet pas pour le moment de répondre honnêtement à cette question, il n'en demeure pas moins que l'enfermement du régime baathiste syrien dans une logique répressive ne pourra que radicaliser la protestation populaire et alimenter les tendances politiques les plus dures qui pourraient aisément être instrumentalisées par des acteurs régionaux et internationaux à l'affût. L'escalade sécuritaire ne pourra qu'élargir le fossé existant entre le régime et la population et retarder une démocratisation qui apparaît pourtant comme une condition indispensable à la sauvegarde d'une unité nationale menacée non pas tant par un hypothétique « complot étranger » que par la fuite en avant d'un régime devenu anachronique dans une région en ébullition. Le triste exemple de l'Irak dépecé et l'engrenage de la guerre civile libyenne sauront-ils inspirer aux protagonistes de la crise syrienne la sagesse que requiert la gravité de la conjoncture et éviter au pays l'irréparable ? (Suite et fin)Mohamed Tahar Bensaâda Le vent du changement qui souffle sur le monde arabe ne saurait épargner aucun pays de la région même si les formes et les rythmes de la contestation populaire varieront suivant les contextes nationaux forcément différents. Comment un régime autoritaire comme le régime baathiste syrien pourrait-il échapper à l'onde de choc surmédiatisée qui a balayé les régimes de Ben Ali et Moubarak en attendant le tour de Ali Salah au Yémen et de Kadhafi en Libye ? Le double jeu du régime baathiste syrien, s'il a pu tromper une partie de l'opinion publique arabe, s'inscrit dans une logique politique. Un régime clanique ne peut espérer survivre qu'en investissant en permanence dans une atmosphère de guerre contre un redoutable « ennemi extérieur ». Dans ces conditions, toute opposition serait facilement assimilée à une « trahison ». Tour à tour, les régimes baathistes syrien et irakien ont excellé dans ce jeu. Ils ont cherché à instrumentaliser dans leurs stratégies de pouvoir les rivalités et les luttes interpalestiniennes et interlibanaises en même temps que leurs oppositions respectives, contribuant ainsi à empoisonner l'atmosphère politique arabe en dénaturant certaines causes politiques et en compliquant la recherche de solutions pacifiques à des différends internes devenus des obstacles à la mobilisation unitaire des forces sociales contre l'occupation israélienne et la domination impérialiste dans la région. De ce fait, ils ont longtemps été utiles à l'ordre régional établi et c'est ce qui explique que l'impérialisme américain les a longtemps tolérés avant de se retourner contre eux. L'ombre des Frères musulmans Mais pour passer la barrière et décider à un moment donné de se retourner politiquement et peut-être militairement contre un régime, l'impérialisme américain a besoin d'être rassuré sur le remplaçant éventuel. Il ne va pas actionner la « communauté internationale » et ses relais politiques et médiatiques pour risquer de se retrouver avec un régime pire que celui du Baath ! C'est ici que les choses deviennent compliquées. Le régime baathiste au pouvoir à Damas n'est pas seulement coupable, aux yeux des Occidentaux, de n'avoir pas emprunté le chemin d'une paix séparée comme l'ont fait avant lui les régimes égyptien et jordanien ni de continuer ses mauvaises fréquentations régionales (Iran, Hamas, Hezbollah). Il est aussi et surtout coupable d'avoir fait le vide politique autour de lui par une politique de répression systématique qui rend difficile toute solution de rechange. L'extermination de la branche armée des Frères musulmans représentée durant la décennie 1980 par l' « Avant-garde combattante » de Adnan Okla et l'emprisonnement et l'exil des cadres et militants des composantes politiques de Adnan Saadeddine et de Ali Bayanouni ont plongé le pays dans le noir. Tout ce qu'on sait c'est que les Frères musulmans constituent la principale force organisée de l'opposition syrienne aussi bien à l'intérieur du pays qu'à l'étranger. Si, à l'étranger, les Américains et leurs alliés européens et arabes sont relativement bien informés sur les tendances et les intentions des Frères musulmans, le climat répressif et la surveillance étroite des réseaux sociaux par le régime à l'intérieur du pays ne facilitent guère le travail des officines chargées de mâcher le travail pour les chancelleries. Le Département d'Etat et la CIA ont sans doute quelques entrées parmi les dirigeants des Frères musulmans syriens installés en Europe, en Jordanie et dans les pays du Golfe et pourraient envisager avec eux des compromis politiques et diplomatiques susceptibles de les rassurer. Mais comment peuvent-ils être sûrs que ces dirigeants continuent d'influencer réellement les militants et les sympathisants du mouvement à l'intérieur du pays qui appartiennent dans leur majorité à une jeune génération plus politisée, moins aventuriste et surtout moins perméable aux pressions occidentales ? L'histoire des trois dernières décennies en Syrie témoigne du fait que malgré l'existence d'une tendance « djihadiste » minoritaire qui a fait le jeu de la politique répressive du régime, les Frères musulmans n'ont jamais refusé le dialogue et la négociation avec le régime. Mais dans les moments de faiblesse, ce dernier a toujours louvoyé et cherché à gagner du temps avant de reprendre le contrôle de la situation comme lors des négociations de février 1985 en Allemagne entre le général Ali Douba et les dirigeants des Frères musulmans Hassan Houeidi, Munir Radban et Adnan Saadeddine, même si ce dernier a toujours été méfiant. Après le décès de Hafez Al Assad et l'arrivée de son fils au pouvoir en 2000, les Frères musulmans ont fait preuve d'une grande ouverture en donnant une chance au nouvel homme fort du pays dans l'espoir de le voir initier un processus de réformes politiques. Non seulement les promesses n'ont pas été tenues mais, en l'absence de démocratisation, les mesures de libéralisation économique initiées par le nouveau régime se sont révélées catastrophiques : baisse du pouvoir d'achat, précarisation de la classe moyenne, généralisation de la corruption. Autant d'ingrédients pour une explosion sociale annoncée. Plus récemment, et face à l'intensification de la répression qui s'abat sur les manifestants, les Frères musulmans viennent de réaffirmer publiquement leur rejet de la violence et du confessionnalisme en appelant à une transition démocratique et pacifique en vue de l'instauration d'un régime civil. Changement doctrinal et stratégique sincère ou simple option tactique fondée sur leur certitude qu'une élection démocratique finirait par les hisser au pouvoir, auquel cas ils pourraient revenir à leur vieux programme de restauration du Califat ? Si l'opacité politique ne permet pas pour le moment de répondre honnêtement à cette question, il n'en demeure pas moins que l'enfermement du régime baathiste syrien dans une logique répressive ne pourra que radicaliser la protestation populaire et alimenter les tendances politiques les plus dures qui pourraient aisément être instrumentalisées par des acteurs régionaux et internationaux à l'affût. L'escalade sécuritaire ne pourra qu'élargir le fossé existant entre le régime et la population et retarder une démocratisation qui apparaît pourtant comme une condition indispensable à la sauvegarde d'une unité nationale menacée non pas tant par un hypothétique « complot étranger » que par la fuite en avant d'un régime devenu anachronique dans une région en ébullition. Le triste exemple de l'Irak dépecé et l'engrenage de la guerre civile libyenne sauront-ils inspirer aux protagonistes de la crise syrienne la sagesse que requiert la gravité de la conjoncture et éviter au pays l'irréparable ? (Suite et fin) Mohamed Tahar Bensaâda