Neuf mois après la fuite du président déchu Zine El-Abidine Ben Ali le 16 janvier 2011, la Tunisie a voté en masse, dimanche, pour désigner les membres représentatifs du peuple à la première Assemblée constituante depuis l'indépendance de ce pays en 1956. Un vote véritablement libre et démocratique accompli par plus de 80% des électeurs inscrits. Il a été suivi par plus de 4 000 observateurs dont une cinquantaine venue de divers pays du monde. Bien que çà et là, il a été fait état de certaines irrégularités durant le scrutin et lors des opérations de dépouillement, toutes les informations en provenance des bureaux de vote à l'étranger et en Tunisie donnaient les candidats de Ennahda, le parti islamiste de Rached El-Ghanouchi, largement victorieux. On parle même de plébiscite par les urnes de ce parti tant en Tunisie qu'à travers plusieurs pays du monde où les ressortissants tunisiens ont été appelés à voter 48 heures avant que ne soit entamée l'opération de vote dans leur pays. C'est dire que la Tunisie, notre voisin de l'Est, est partie pour être dirigée par un parti politique islamiste conservateur investi d'un mandat clair et doté d'une légitimité massive. Ce qui ne semble pas inquiéter outre mesure les Tunisiens à l'écoute des résultats de l'opération de dépouillement des urnes à travers les différentes régions du pays. En jeu, 217 sièges de l'Assemblée constituante où, des 80 partis politiques engagés dans la course électorale, chacun souhaiterait disposer de la majorité même si les alliances politiques s'avèrent incontournables pour diriger le pays. Du côté des hauts responsables à différents niveaux des institutions de la République, l'on se limite à exprimer sa satisfaction quant au taux de participation plus qu'appréciable des électeurs. Véritablement massive, celle-ci est le résultat de l'inlassable activité de Fouad El-Mebazaa, le président de la République par intérim, et Badji Caïd Essebsi, le Premier ministre chargé de gérer la période de transition. C'est aussi le résultat de l'expression d'un ressentiment populaire contenu depuis plus de cinquante années. Le 14 janvier dernier, ce ressentiment s'est violemment exprimé en désignant à la vindicte de la large majorité des Tunisiens, quelques minorités privilégiées du système mis en place par Ben Ali. Désignés également la fausse élite tunisienne, les spéculateurs et l'interminable cortège de ceux qui, proches du cercle de Ben Ali et son épouse, profitaient de ces privilèges. La mort par immolation du jeune Bouazizi a activé les hostilités latentes du grand nombre en aiguisant le nationalisme de tout un chacun des Tunisiens. Du vaste mouvement de changement qui s'en est suivi, ont surgi des partis politiques avec pour têtes de file, le parti Ennahda, le Parti démocrate progressiste (PDP) et le Parti démocrate du peuple (PDP) dirigé par une femme. Chacun a son programme à proposer. S'il venait à se confirmer dans les prochaines heures, celui de l'islamiste El-Ghanouchi semble avoir trouvé les suffrages d'une Tunisie sensible à la valeur morale et religieuse. Il serait talonné par le PDP de Ahmed Nadjib Chabbi qui a séduit une grande partie des Tunisiens qui ont vu en lui un parti de la réforme et de la modernité à même de combattre le conservatisme et l'immobilisme. En tout état de cause, la Tunisie d'hier et de demain ne sera plus celle des années Bourguiba et après lui Zine El-Abidine Ben Ali. «Nous allons vers une Tunisie associant la modernité à l'idée de l'ouverture culturelle et de l'Etat de droit», dira un ressortissant tunisien interrogé à sa sortie du consulat général de Tunisie à Annaba où il venait d'effectuer son devoir civique. Dans le feu de la discussion engagée avec plusieurs de ses compatriotes étudiants qui s'étaient déplacés vers leur représentation diplomatique pour voter, l'on parle de la nécessité d'élargir la promesse démocratique pour bâtir une société tunisienne composée d'individus à la fois égaux et libres de s'exprimer. «Le règne de Ben Ali et sa façon dictatoriale de gérer le pays nous a imposé de ne pas nous intéresser à d'autres enjeux comme ceux de la mondialisation et de l'économie libérale. Tout était interdit y compris Internet et la liberté de presse et d'expression. Le tourisme reste l'une des plus importantes ressources de la Tunisie. Ce qui nous oblige à être très prudents dans notre démarche de changement», dira Moncef, étudiant en sciences politiques. Avec la promulgation des résultats définitifs devrait prendre fin l'énorme coup de boutoir asséné par les Tunisiens et qui a ébranlé, comme jamais, la majorité des pays du monde arabe. Après plus d'un demi-siècle de totale soumission à deux dictateurs, le peuple tunisien a décidé depuis ce 23 octobre de prendre ses destinées en main. Ce qui n'est pas le cas en Syrie, au Yémen et dans beaucoup d'autres Etats et royaumes arabes où des dirigeants froids veulent calmer le jeu, ralentir la marche de leur peuple vers la démocratie qui les dérange et poursuivre le pillage des richesses de leurs pays respectifs. Il appartient maintenant au parti tunisien d'Ennahda, auquel les observateurs internationaux accordent déjà la majorité à l'Assemblée constituante, de démontrer que l'islam est une religion de tolérance et de modernité.