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Les hommes et l'histoire…
Publié dans La Nouvelle République le 01 - 11 - 2011

Nous disposons malheureusement de très peu d'informations sur la manière dont ont vécu nos frères dans les prisons d'outre-mer durant la lutte de Libération nationale. L'un des rares témoignages fiables dont nous disposons est celui de Mustapha Boudina, ancien condamné à mort.
A Fort-Mont-Luc (France), l'organisation était à l'image des autres prisons mais la discipline était de fer, je veux parler de la nôtre. Nous étions organisés pour maintenir le moral au beau fixe et ne pas flancher devant l'ennemi et sa machine. Notre courrier était autocensuré avant la censure de l'administration, c'est-à-dire le responsable du comité de détention lisait le courrier de tous les condamnés à mort tandis que le sien était lu par tous, à tour de rôle. Ceci pour empêcher quiconque qui flanche de demander la grâce au général de Gaulle. Cet acte, nous l'avions considéré comme une trahison. Un seul frère a flanché que nous avons traduit devant la commission de discipline, et isolé. Cette sanction l'aurait achevé si le comité fédéral ne nous avait pas demandé de l'annuler. Les mandats que nous recevions des comités de soutien aux détenus ou de nos familles étaient regroupés dans une caisse commune que gérait un membre du comité de détention accrédité auprès de l'administration. Les cigarettes étaient réparties une fois par semaine, lorsque nous avions assez d'argent. La moyenne répartie était de trois paquets par jour, les nuits et les journées étaient longues. Le régime politique que nous avons obtenu à l'instar des autres prisons, à coups de grèves de la faim, nous donnait droit à un rassemblement de jour, dans les cellules, par groupe de quatre. Le responsable du comité de détention, lui, pouvait circuler d'une cellule à l'autre, ce qui rendait encore parfaite notre organisation. Une cellule a été transformée en salle de cours, après une grève de la faim de 13 jours. Oui, nous avions parmi nous beaucoup de frères analphabètes. Nous étions seulement quatre à être instruits et notre niveau ne dépassait pas le C.E.P. Les frères : Lachetar Moussa, MamadiI Ali, KHELAF Salah et moi-même dispensions des cours tout en suivant des cours par correspondance. J'ajoute que l'institution qui nous dispensait ces cours ne savait pas que nous étions des condamnés à mort. L'adresse que nous avions donnée mentionnait seulement le numéro et le nom de la rue : 1, rue Jeanne-Hachette, Lyon. Nous avions également la possibilité de nous rassembler dans une cellule pour la prière du vendredi. Cette revendication a été satisfaite en 1960, à la suite d'une grève de la faim aussi. Ainsi, les rassemblements de jour dans les cellules, dans la salle de cours, dans la salle de prière le vendredi, les sorties ou promenades (1 heure par jour) et pour la douche une fois par semaine nous donnaient un emploi du temps bien rempli qui nous faisait oublier notre condition de condamnés à mort. Mais la nuit pour le condamné à mort qui rejoint sa cellule individuelle est aussi longue que la nuit coloniale. Il se sent comme dans une tombe. Il doit faire face à la solitude, les murs de sa cellule deviennent des fantômes, l'étroitesse de celle-ci l'étouffe, la fumée et l'excès de cigarettes lui donnent la nausée. Ses pensées sont ailleurs, dans les maquis, chez les siens, avec ses frères et sœurs tombés au Champ d'honneur, ou assassinés, sa mère, son frère, ses enfants, sa femme, sa fiancée, l'Algérie sa patrie. C'est tout cela qui lui donne la force d'affronter la guillotine. Ses pensées reviennent comme pour rappeler à l'ordre son corps. Non ! Il ne faut pas se faire surprendre par l'aube, par les bourreaux du colonel Morel et son imam. Il veut être pris le corps purifié (prière de l'aube). Son âme l'est déjà, il sera aussi courageux que les autres, il suivra leur exemple. Les exécutions Oui, il suivra les exemples des frè-res : .Aït Rabah et CherchariAhmed, mardi 23 février 1960 .Kabouche Ahmed, jeudi 17 mars 1960 .Feghoul Ahmed et Menaï Brahim, mardi 5 avril 1960 .Tafer Boukhemis, samedi 9 juillet 1960 Lakhlifi Abderrahmane, samedi 30 juillet 1960 Bougandoura Miloud et Makhlouf Abdelkader, vendredi 5 août 1960 .Benzouzou Mohamed, samedi 26 septembre 1960 .Dehil Salah, mardi 3 janvier 1961 .Boukrouche Amar, mort d'une tumeur dans la colonne vertébrale sur la table d'opération à l'hôpital. Ils figurent sur la liste de ceux qui ont sacrifié leur corps et leur âme pour que vive notre patrie comme ils ont contribué à prouver l'invincibilité des peuples qui savent payer le prix de leur liberté et de leur dignité. Je ne pourrais pas oublier les supplices que j'ai endurés en compagnie de ces valeureux combattants de la liberté. Je ne pourrais jamais oublier les moments où ils étaient extirpés de leur cellule ; ils étaient plus sereins, plus calmes et plus courageux que leurs bourreaux qui avaient hâte d'en finir et d'allonger la liste des crimes. Cela se passait dans le pays qui se dit des droits de l'homme. Le colonel Morel a démontré dans cette sale besogne qu'il était le digne successeur des officiers de la conquête. L'opinion publique mondiale a admiré leur courage, je pense en disant cela au frère Lakhlifi Abderrahmane qui était plus jeune que moi de trois mois. Il avait 19 ans en 1960 lorsqu'il a été exécuté malgré l'indignation exprimée par la presse internationale et les télégrammes demandant sa grâce émanant : - du Roi Mohamed V - du Président Bourguiba, de Nehru - du Président Eisenhower, USA -du Président Kroutchev, URSS - de la Reine Elizabeth, d'Angleterre - du Pape. Pour toute réponse, le général de Gaulle : la justice française suivra son cours. Il voulait dire l'injustice française. Le frère Lakhlifi pensait sincèrement qu'étant jeune, il serait épargné. Il me l'a dit un jour que nous étions en promenade. Même le jour de son exécution, en entendant grincer la grille du couloir, il m'appelle à haute voix – Boudina ! – lève-toi, ils viennent te chercher. Il s'était basé sur l'ordre d'ancienneté qui donnait mon tour. Les pas rapides et légers dépassaient ma cellule pour s'arrêter devant la sienne. Sa voix plus forte reprend. « Mes frères ! Adieu. Saluez ma mère et ma patrie. Vive l'Algérie indépendante ». Je pense aussi au frère Bougandoura Miloud qui était marié avec une Française, un couple qui s'aimait très fort. Il recevait 4 lettres par semaine, des lettres d'amour sincère et pur. Il était analphabète, c'était moi qui lui lisait son courrier et qui lui rédigeait ses lettres, il m'expliquait en arabe ce qu'il fallait que j'écrive. En ajoutant : « Tu ne peux pas comprendre combien j'aime cette femme, pourtant c'est une Française. Mais moi, je l'aime parce qu'elle est pour notre indépendance, elle est contre le gouvernement français, elle est contre les militaires et les colons qui assassinent tous les jours notre peuple. Si je vivais jusqu'à l'indépendance, je l'emmènerais avec moi au bled et je la présenterais à ma famille, à mes amis et je leur dirais qu'elle a fait avec moi la Révolution. Nous travaillerions la terre et nous ne remettrions plus les pieds en France ». Ce frère a beaucoup souffert des tortures au moment de son arrestation, son crâne a été fracassé par ses tortionnaires. Il s'est retrouvé dans une clinique pendant plus de 6 mois avant d'être ramené en détention préventive. Les tortionnaires n'ont pas pu obtenir ses aveux. Un jour nous avons abordé ce sujet. Il m'a dit : « Même s'ils m'avaient tué, je n'aurais rien dit. Ma femme aurait pensé que je n'étais pas un homme courageux sans oublier tous les militants et mes responsables qui m'ont fait confiance ». Le frère Bougandoura avait trois condamnations à mort. Je pense aussi au frère FeghoulMohamed qui a été d'un comportement et d'un courage admirable qui a fait pleurer un gardien qui avait assisté à son exécution et qui nous l'a racontée. Le matin de son exécution, ses bourreaux étaient venus l'extirper à la sauvette de sa cellule, à l'aube du 5 avril 1960. Il avait déjà fait sa prière ultime. « Adieu mes frères, grâce à notre sacrifice, l'Algérie vivra ». Arrivé devant l'échafaud, son avocate lui a offert une cigarette, il l'a refusée. Au tour du commissaire du gouvernement (colonel Morel ) de lui proposer de fumer une dernière cigarette. Il lui rétorque brutalement : « Le FLN me paie des cigarettes jusqu'à la dernière minute ». Il sort son paquet, allume une cigarette, tire deux bouffées et s'avance vers l'échafaud, place sa tête et s'écrie : « Bourreau faite ta sale besogne ! J'offre ma tête pour ma chère patrie ! ». A ce moment intervient l'imam ou le mufti si vous voulez : «Mon fils ! fais ta prière pour que Dieu te pardonne ! ». Il se relève et se retourne vers celui-ci en ces termes : « Tu es musul-man ? - Oui, répondit l'imam ! Alors ta place est au maquis avec tes frères. Quant à moi je connais Dieu mieux que toi, j'ai déjà fait ma prière et je suis prêt à rejoindre Son Paradis ». Je pense aussi au frère Boukrouche Amar, atteint d'une tumeur, mort sur la table d'opération dans un hôpital de Lyon. Ce frère a beaucoup souffert de son mal, mais il souffrait surtout de ne pas pouvoir arriver jusqu'au bout et affronter à son tour ses bourreaux. Un jour, il nous a dit : « Je souffre de ma maladie mais je souffre beaucoup plus de savoir que ce mal qui ronge mon corps risque de m'emporter avant et de m'empêcher d'affronter ce mal qui ronge mon pays depuis 13O ans, car à force de commettre sur nous les crimes, le colonialisme français con-naîtra le même sort que le fascisme et le nazisme ». Tous les autres frères ont rivalisé de courage devant leurs assassins. Dans le couloir de la mort, nous nous sommes donné les noms de chouhada au lieu de condamnés à mort. Les jours des premières exécutions, nous avions jeûné en signe de protestation. A partir de la quatrième journée, le comité de détention, après réflexion, a décidé de ne plus le faire, l'administration considérait que c'était un signe d'affaiblissement de notre moral. Les frères exécutés étaient accompagnés jusqu'à l'échafaud par des chants patriotiques dont Min djibalina. De nos montagnes s'élève la voix et l'appel de nos maquisards – les libres – pour la lutte pour l'indépendance. Arrivés à l'échafaud, nous chantions Kassamen. Souffrances morales Les condamnés à mort de Fort-Mont-Luc étaient physiquement
bien portants et puis il fallait faire bonne figure devant la visite de la Croix- Rouge internationale et puis encore, il fallait être en bonne santé pour se présenter devant la guillotine. C'est au plan moral que l'administration a toujours cherché à nous atteindre pour nous affaiblir. Ce qui explique les agissements de certains de nos gardiens. Le soir, lorsque le condamné est conduit dans sa cellule individuelle, il doit se déshabiller et mettre sa tenue de prisonnier condamné sur la rampe et ses souliers devant sa cellule. Le gardien, obéissant à des instructions, ferme la porte et fait faire plusieurs va-et-vient aux verrous pour faire croire aux condamnés qu'ils n'avaient peut-être pas fermé les verrous. Et sachant que le condamné à l'intérieur de sa cellule est en train de regarder par le judas, le couvercle étant légèrement tordu, le gardien prend les habits du détenu pour lui faire croire que son tour était arrivé. Lorsqu'il est certain d'avoir fait mouche, il multiplie ses rondes : ce n'est plus tous les quarts d'heure mais toutes les cinq minutes. Le condamné qui fait l'objet de ces pratiques passe la nuit la plus longue de sa vie. Ces tortionnaires se relayent à faire des rondes et à attarder leur regard à travers le judas. Quand l'aube arrive, il le sent, il n'a pas besoin de montre, il fait ses ablutions, sa prière et se tient prêt, sa souffrance est enfin terminée ! Non, ce n'est pas pour ce jour, il en connaîtra d'autres aussi atroces. Un seul gardien « nous foutait la paix », c'était celui que j'ai cité plus haut parce que lui-même ancien résistant, il avait été condamné à mort et enfermé dans une cellule de cette même prison. Il avait beaucoup de respect pour nous et nous aussi nous le respections beaucoup… Quand c'était son tour de garde, nous arrivions à dormir un peu. Les visites des avocats nous faisaient du bien puisqu'elles nous permettraient d'être en contact avec le comité fédéral, de transmettre nos rapports et recevoir de nouvelles directives. Elles nous permettraient aussi de suivre l'évolution de la lutte armée des maquis et de certains contacts et négociations secrètes.


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