Prix Nobel de littérature, Yasunari Kawabata est sans doute le romancier japonais qui a été le plus traduit en Occident. La traduction de ses œuvres dans les années 1960-70 a permis de découvrir la richesse et l'originalité des lettres japonaises. Les éditions Albin Michel viennent de traduire en français Les Pissenlits, un roman inachevé de l'auteur de La danseuse d'Izu. C'est le récit métaphorique d'un monde tiraillé entre la claire lumière du jour et l'ambiguïté de la nuit. Les Pissenlits est le dernier grand roman du prix Nobel japonais Yasunari Kawabata. Un texte inachevé qui s'inscrit dans cette quête de beauté et d'équilibre qui fonde toute l'œuvre de cet immense romancier nippon, proche de Mishima et des écrivains de l'école néo-sensationniste à laquelle les critiques japonais ont tendance à l'associer. Au Japon, le roman fut publié en feuilleton entre 1964 et 1968 mais son auteur ne put le terminer. A cause de ses problèmes de santé. Kawabata est né dans une famille aisée, à la fin du 19e siècle. Son enfance et son adolescence furent marquées par la disparition de ses parents et de sa proche famille. Le sentiment d'abandon et de solitude a structuré la personnalité du futur écrivain qui a très tôt cherché dans la littérature (anglaise, russe et japonaise) un refuge intellectuel et sentimental. A la confluence du métaphorique et de l'austère Il publie ses premiers textes dans les années 1920, qui paraissent dans des revues littéraires d'avant-garde. On y perçoit déjà cette obsession de la beauté et de la pureté qui constitue le fil d'Ariane d'une œuvre qui se situe à la confluence du réel et du surréel, du métaphorique et de l'austère. Traducteur de Dostoïevski et de Tchekhov, Kawabata raconte, en esthète, les turbulences de la vie intérieure de ses personnages, le décalage entre le réel et sa perception par la conscience humaine. Ses romans les plus connus, Le grondement de la montagne (1954), Pays de neige (prix du meilleur livre étranger 1961), Les Belles endormies (1970), Tristesse et beauté (1981), sont des récits d'une grande sensibilité exquise et puissante, qui vaudront à leur auteur, à l'âge de 69 ans, l'attribution du prix Nobel de littérature. Dans son discours de réception à Stockholm, ce premier lauréat japonais (Kenzaburo Oé sera le second en 1994) est revenu sur son double souci de la profondeur et du beau, affirmant que «la beauté est ce qui nous lie aux autres dans un désir de partage et d'empathie». Dans Les Pissenlits, Kawabata met en scène plus précisément la dévastation de la beauté, guettée par la folie, et la précarité. Au cœur du roman, la belle Inéko. Celle-ci est atteinte d'une étrange maladie, la «cécité sporadique devant le corps humain». Une maladie qui s'est traduite la première fois par la disparition des balles lors d'une partie de ping-pong. L'infirmité d'Inéko s'aggrave progressivement, au point qu'elle ne voit plus le corps de son amant pendant l'amour. Le roman commence par son internement à l'hôpital psychiatrique d'Ikuta, une ville au bord de la mer où l'ont accompagnée sa mère et son amant. Reliés par l'amour qu'ils éprouvent tous les deux pour Inéko, le duo a dû mal à quitter la ville, de peur de perdre celle qui a manifestement illuminé leur vie. Suit une longue conversation entre la mère et l'amant qui se culpabilisent de devoir abandonner la jeune femme en compagnie d'autres malades qui, dans leur folie, pourraient porter gravement atteinte à Inéko dans tout l'éclat de sa carnation. «Ne vont-elles pas la griffer, la blesser avec leurs ongles sales et démesurées ? » Un traumatisme ancien La conversation porte aussi sur l'origine du mal dont souffre Inéko. Pour la mère, c'est le résultat d'un traumatisme ancien. Quand Inéko était petite fille, «son père est mort devant ses yeux en chutant dans la mer depuis le haut d'une falaise». Cette plaie ne s'est jamais refermée et se manifeste aujourd'hui par des symptômes de malaise et de mal-vivre. Or, quelles que soient les raisons de la folie d'Inéko, son amant se propose de la guérir en la soignant lui-même. Il veut la ramener à la maison de sorte qu'elle soit toujours entourée de personnes qui l'aiment. La mère s'oppose avec véhémence à cette solution et veut qu'elle guérisse avant de pouvoir épouser son amant. La conversation se prolonge entre les deux, riche en réflexions et digressions sur l'amour, sur la mort, sur les souvenirs. Elle est rythmée par les sons de cloche du temple dans le domaine duquel est situé l'asile psychiatrique d'Inéko. Les patients de l'asile, chargés de faire sonner les cloches, font entendre à travers leurs résonances la tristesse qui est leur lot quotidien, malgré la beauté de la ville où les pissenlits, épanouis en profusion, annoncent le printemps. L'amour de Hisano pourra-t-il sauver sa dulcinée des griffes des meurtrissures de la vie ? Cette question essentielle autour de laquelle toute l'histoire est construite restera en plan car Kawabata n'a pas eu le temps d'achever son récit. Les Pissenlits, par Yasunari Kawabata. Traduit du japonais par Hélène Morita. Paris, Ed. Albin Michel, 2012. 249 pages.