Etre une femme dans un monde arabe titubant entre mensonge et hypocrisie, c'est accepter de mener un combat sans merci contre la pire des mentalités qui fait de l'indigénat intellectuel un patrimoine génétique à préserver et une religion à pratiquer. Amal Mokhtar s'installe consciemment et de plain-pied par son métier de journaliste et d'écrivain, dans cette ambiguïté, à l'écoute de cette douleur indéfinissable et indéchiffrable, pour faire de sa littérature non pas une résonance du social, mais un moment de bonheur et d'interrogation. La femme est le point nodal de toute sa narration, d'abord dans ses recueils de nouvelles : Ne tombe pas amoureuse de cet homme (2003) et Le beau visage du diable (2004), mais aussi dans ses romans dans lesquels l'espace narratif devient un atout d'expression libre, une demeure secrète : Toast pour la vie (1993), qui a fait couler beaucoup d'encre à cause de son franc-parler, son audace et sa démesure. Avec un langage limpide et tranchant, Toast pour la vie va jusqu'au bout des choses pour les rendre visibles et agressives davantage. La chaise pivotante, roman sorti en 2002, a fait l'objet d'une censure dès sa sortie pour atteinte à la morale collective et utilisation de mots vulgaires. Pourtant, la vie que Amal Mokhtar décrit n'est pas moins vulgaire et même assassine par ses interdits contre les femmes d'aimer et de vivre pleinement leur féminité. Comme si l'humanité s'est installée dans une morale médiévale absolue et interdite de toute imagination où tout commun des mortels doit s'y identifier, adhérer et défendre. Une mentalité mensongère et hypocrite qu'Amal met en branle dans sa littérature. Dans son dernier roman Maestro (2006) qui vient d'être couronné par Le grand prix spécial du jury pour sa valeur humaine formidable et sa résistance contre la platitude, elle continue contre vent et marrée sa quête courageuse. Un roman très limpide qui rend à la littérature tunisienne toute sa grâce et sa fraîcheur d'antan de Massadi, Douadji, Khreief et d'autres fondateurs pour qui, la littérature était d'abord un sentiment franc et profond de liberté et un travail de longue haleine et de vraie résistance contre tout ce qui diminue l'homme. Cette distinction vient s'ajouter au prix national de la culture qu'Amal a eu en 1994, en reconnaissance pour son travail et sa persévérance. Maestro s'appuie sur une écriture très violente et porteuse de beaucoup de questions ontologiques très dures face à l'abîme des vieilles assurances. La narration dans ce roman s'articule autour de trois voix qui bousculent les schémas préétablis de la vie. Amal Mokhtar fait de l'écriture féminine non seulement une esthétique mais aussi un identifiant culturel et sexuel. Un droit et un statut à reconnaître indéniablement, qui permettent de dire librement et sans contrainte aucune, cette douleur enfouie et cette féminité violée par tant d'absurdités et voilée par des discours assassins qui versent dans une finalité politico-religieuse vieille comme le monde. Ces choix, qui ont poussé la littérature d'Amal à son paroxysme, ont fait l'objet de beaucoup d'interdits, dans un monde arabe encore cloisonné derrière une chape de discours archaïques qui fait de la modernité, comme valeur universelle, une cible privilégiée. La censure d'une partie de son œuvre n'est que l'image de cette modernité prise, non pas comme recherche douloureuse contre un chaos imposé par la défaite intérieure des hommes, mais juste un couloir pour justifier l'injustifiable. Pourtant, la trame de Maestro est d'une simplicité qui dénonce, dès les premières phrases, tout maquillage métaphorique. Des hommes et des générations face à une vie, simple mais très dure à avaler et à percevoir les finalités. Plusieurs destinées de gens assoiffés d'amour et de liberté se croisent dans le carrefour des grandes déceptions et des grandes pertes. Il y a d'abord, le grand père Tahar Belkayed, qui vient d'outre-tombe et qui a passé sa vie à choyer les femmes et à se marier avec elles, usant d'un pouvoir religieux sans limites, jusqu'au jour où une femme, Fatma, belle et très parfumée, l'étourdit par son savoir-faire. Il se marie avec elle tout en gardant dans le grand secret, son cheptel de femmes qu'il a traîné vers la couche maritale, avec un seul souci, ne pas transgresser la religion. Les hommes croient toujours qu'ils sont les seuls à avoir raison, mais la vie démentit les plus arrogants. Son fils, Afif Belkayed, porteur des mêmes obsessions que son père, fait un enfant et s'évanouit dans la nature pour rester libre, comme si la liberté est l'apanage des hommes seulement. Afif se désintéresse de l'argent hérité de ses parents. Il passe sa vie dans un bateau l'Ile flottante, entre Gêne et Tunis à la recherche d'une aventure amoureuse ou tout simplement sexuelle. Valeria, l'Italienne avec laquelle il passa une nuit fatale, puisqu'elle tombe enceinte de lui, lui offre cet amour libre et profond, désespérément recherché. De cette relation, né Farido fasciné par la quête du père absent. Mais la mère cache toutes les identités possibles qui perturbent son enfant qui grandit dans une famille italienne. Par son flair et son désir inassouvi, Farido finit par retrouver la trace de celui qui l'a conçu dans un hôtel isolé de Gêne, le maître de l'Ile flottante. Il sut vite que ce père tant recherché, aimait bien rester libre et détaché de toute responsabilité. Le jour où Valeria décide de l'emmener voir son vrai père, la fatalité et le tragique décidèrent autrement ; Afif sera assassiné dans une habitation qui ressemble à une maison close. Maestro est une belle fable de l'amour fatal et le désir inassouvi érigé sur un socle de mensonges imposés par la société elle-même et qui rêve d'être pudique. D'ailleurs, la mémoire de Afif reste fixée sur l'histoire secrète de sa mère, femme de hadj Tahar, son père. A chaque moment, il revoit ce jour où elle s'était faite belle et partit à la rencontre de son amant ; un homme beau, sans barbe et surtout libre dans sa tête avec lequel elle laissait son corps s'exprimer comme dans une partition musicale. Il était le seul à la faire vibrer en lui donnant une dimension humaine très forte. Il était le maestro qui possédait les secrets d'un corps assoiffé d'amour et de liberté. Ses doigts d'artiste savaient tracer les notes de la neuvième symphonie de Beethoven sur le corps vibrant de plaisir de Fatma. C'est lui qui laissa échapper toute la beauté enterrée dans un corps enfoui dans les décombres d'une morale qui ne fonctionne que dans une seule direction, celle de la femme. Une nouvelle fois, je regarde ma mère sous l'emprise de cette musique de désir traversant son corps. Dans les bras d'un autre homme, princesse dans un décor romantique... Il était beau comme un dieu... Je regarde ma mère, maîtresse d'un corps qui s'éparpillait dans tous les sens. Un corps fragile comme une symphonie sauvage et silencieuse (Maestro, p 143). Afif n'a jamais eu de haine contre sa mère qui offrait un corps ardent à son amant, après chaque hammam. Il a même souhaité vainement être le fils de ce maestro. A la fin, Farido, l'homme à l'identité confuse, choisit de vivre la part chaleureuse de son père (Afif), en Tunisie. Entre mensonge et liberté totale, Amal Mokhtar prêche un amour qui retrouve d'abord son rayon de soleil perdu et sa sérénité, dans les vieux décombres de la morale et la spontanéité perturbée par les avatars d'une société en pleine déperdition. Maestro est un roman de vie qui transgresse les non-dits des sociétés qui vivent à l'âge de la fausse morale et du mensonge socialisé et généralisé. Il transcende l'âme humaine dans toutes ses difficultés et ses peines interminables et les germes d'une fatalité incontournable, celle de l'homme, poussière et glaise, face à sa destinée inévitable : la mort que seule la liberté et l'amour peuvent lui offrir un moment de répit, éphémère soit-il.