Le pouvoir syrien repose sur la conjonction d'une idélogie initialement marxiste et nationaliste portée par le Baas et de fédération des minorités religieuses, voire raciales, face à la majorité, relative, sunnite ; ce sont les alaouites, les chrétiens, les chiites, les druzes et les kurdes, pour ne citer que les principales qui, en unissant leurs forces, tiennent le pays sous la poigne d'un grand apolitique, Hafez Al Assad. Le printemps arabe atteint ses propres limites moins de deux ans après son déclenchement ainsi que les objectifs que ses instigateurs les plus perspicaces lui avaient assignés : la mise à bas de gouvernements qui, au prix des mêmes tares et des mêmes défauts que ceux qui affectent de jouer les gendarmes du monde et leur donnent la leçon, se sont appliqués à moins accaparer les profits financiers de rentes pétrolières, voire à en faire profiter tant soit peu leurs concitoyens, le tout dans un climat assurant la stabilité et la sécurité qui profitent davantage aux faibles et aux misérables qu'aux puissants et en oubliant les méthodes moyenâgeuses de la lapidation et de la pendaison. On aura beau multiplier les déclarations définitives sur la corruption en vigueur en Irak – au fait de quelle nationalité sont ces diplomates et hommes d'affaires qui se sont sans vergogne rempli les poches dans le cadre de l'opération «pétrole contre nourriture» ? — ou les fantasmes de Kadhafi — mais à qui appartiennent ces immeubles et ces yachts qui bordent nos plus belles avenues et emplissent nos marinas ?—, rien n'empêchera que dans tous ces pays sans exception le remède ne soit pire que le mal. La Tunisie sombre dans une récession à double facette, l'une économique liée à l'effondrement de l'activité touristique, l'autre sociétale résultant de la mise en application de la charia ; la Libye se fracture en entités, géographiques, tribales, voire féodalisées par des personnages en quête de pouvoir et d'argent ; l'Egypte, où les révolutionnaires de la place Tahrir ont très clairement le sentiment d'avoir été floués, réinstalle une certaine conception de l'islam au cœur de la vie publique. En revanche, le Bahrein a vu sa révolution écrasée dans le sang sans que l'intervention des chars saoudiens entraîne la moindre réaction occidentale, et le Yémen, beaucoup plus sensible en raison de son voisinage avec l'Arabie wahhabite, hésite encore entre successeurs d'Ali Islah, le sort de la révolution demeurant incertain selon Kawakul Karman, prix Nobel de la paix, avec une lutte ouverte contre la franchise locale d'Al Qaïda, et le spectre d'un nouvel éclatement du pays, rendu plus plausible par l'affrontement à peine larvé entre les champions du chiisme et du sunnisme que sont l'Iran et l'Arabie saoudite. Ces limites du printemps arabe, ce sont les développements inattendus du conflit syrien qui les posent. Ce qui devait être la belle conclusion d'une épopée démocratique financée par des autocraties tourne à la restitution de la guerre froide et à la libanisation d'un pays qui avait précisément tout fait pour «syrianiser» le Liban. On pourrait aussi parler de balkanisation, si l'on ajoute à la dimension confessionnelle la diversité ethnique et la dimension tribale qui rendent si difficile l'exercice de la démocratie. Les jeux souvent pervers et, en tout cas, jamais désintéressés des pays extérieurs, européens et plus récemment, américain, ajoutent aux risques d'éclatement de «nations» laborieusement édifiées et de déclenchement de conflits dont on ne sait plus guère s'il s'agit de guerres civiles ou de luttes tribales. Dans ce contexte extrêmement sensible, la présence de ce que, à tort ou à raison, les populations locales considèrent comme un corps étranger — je veux bien entendu parler d'Israël — introduit un élément supplémentaire de confusion, d'autant plus ressenti que la réussite économique et technologique de cette nation fondée sur trois critères exigeants, la race, la religion et la nationalité, la pose comme un modèle, envié et jalousé. La Syrie ou, selon Hérodote, l'Assyrie, inscrit son histoire dans celle de l'Humanité, et nul ne peut faire abstraction de l'apport unique de la fondation de Damas, voici 10 000 ans ; la langue d'Ebla comme le code de Mari témoignent du haut niveau de l'organisation sociale de la plus ancienne civilisation sémite, sur les ruines de laquelle vont éclore de nouveaux et beaux fruits, le christianisme de Saint Paul, l'empire omeyyade, l'empire abbasside, avant que le sultan de Constantinople ne mette sous l'éteignoir le Levant tout entier. Avec la Première Guerre mondiale qui sonne le réveil d'un nationalisme arabe bien mal récompensé par les vainqueurs occidentaux, la Syrie séparée ou, selon les Syriens eux-mêmes, amputée du Liban retrouve la force et le besoin d'une expression propre, en clair de son indépendance. Il faut souligner à ce sujet qu'à la différence de la Jordanie, de l'Irak, de l'Egypte et de la péninsule arabique, aucune dynastie ne revendique la suzeraineté de ces terres après le très court intermède de Fayçal (1981-1982) et que c'est à la souveraineté nationale, plus ou moins bien exprimée à travers des partis et des hommes politiques que l'on s'en remet pour enfin accéder au statut d'Etat constitué. Cette politisation de la vie publique est fortement marquée par la création, à l'initiative de Michel Afflak, du parti de la «renaissance» le parti Baas, qui prône l'institution d'un Etat laïque et la mise en œuvre d'une politique socialiste dans des pays auxquels le seul modèle qui soit proposé est celui de la monarchie à connotation confessionnelle. (A suivre)