Ouvrage assez copieux pour un sujet dont l'essentiel fait pâtir des traditions ancestrales porteuses de marques d'un temps comme les vêtements anciens ou les recettes de cuisine grand-mère. Pour que ce livre, à vocation sociohistorique, prenne sa forme finale, il a fallu un cheminement étalé sur des décennies de labeur sérieusement mené auprès des populations de la période d'occupation coloniale et poste indépendance. Lucienne Brousse en sa qualité d'enseignante, pédagogue et linguiste, a beaucoup travaillé pour l'apprentissage de l'arabe algérien et de tamazight. Elle est aussi l'auteur d'une traduction en arable algérien du conte «Le petit prince et le renard» de Saint Exupéry. Ses qualités professionnelles l'ont rapprochée des femmes infirmières, de confession catholique et dévouées à une cause humanitaire, celle de se consacrer à des soins, dans les hôpitaux algériens au profit de la population à dominante rurale et ce pendant ou après la colonisation. Lucienne Brousse a dû s'appuyer sur des documents historiques ainsi que sur des témoignages authentiques émanant de personnes comme Eliane Ocre, Madelaine Alain et des Algériennes ayant une parfaite expérience du tatouage ainsi que des arts traditionnels du pays, sinon des éléments du paysage algérien dont les dessins tatoués sont largement représentatifs. Le tatouage, un art ou une forme d'écriture Comme pour tous les arts, la pratique du tatouage transmise de génération en génération, depuis des millénaires, exige du praticien, des prédispositions : sens de l'esthétique dans la reproduction des motifs dextérité dans le maniement de l'instrument des opérations : épine, piquant de porc épic ou de cactus. Le travail exigeant beaucoup d'habileté et de patience, fait partie des arts décoratifs, dans la mesure où les amoureux du tatouage se fient en toute confiance à l'opérateur connaisseur obligé de réaliser des dessins sur commande. Chaque élément choisi par un client patient, a une valeur symbolique, autrement dit, c'est la valeur symbolique qui motive le choix. Beaucoup optera pour l'œil de perdrix, la gazelle, le scorpion, le serpent, l'étoile, le croissant, pour leurs nombreux signifiés. Il y en a d'autres mais ce sont les plus récurrents. L'étude faite par Lucienne Brousse parle beaucoup plus de femmes tatouées que d'hommes, dans les Aurès, Touggourt, Biskra, ce sont-là les régions les plus connues par l'auteur. On ne peut pas dire de manière absolue que c'est une pratique essentiellement féminine, puisqu'il existe de nombreux hommes qui adorent se faire tatouer en Algérie comme partout. Ceux qui se font tatouer cherchent pour la plupart d'entre eux, à se démarquer du commun des mortels, sinon pour perpétuer une pratique ancienne ou véhiculer un message, les signes tatoués étant considérés comme des lettres d'écriture ancienne comparables aux calligrammes, sinon aux idéogrammes chinois. Les femmes sont là dessus beaucoup plus astucieuses et conservatrices des valeurs culturelles anciennes. On peut y voir sur leur peau tatouée des symboles semblables à ceux de leurs aînés qui les reproduisaient sur les poteries, les céramiques, les murs sur lesquels, après un méticuleux badigeage printanier, elles tenaient à leur perpétuation un peu par conservatisme, un peu par superstition, sans connaître le sens des signes reconstitués avec beaucoup de talent. Par ailleurs, elles leur ont toujours attribué un pouvoir protecteur, autant que l'a été dans leur esprit la raquette de cactus ou le fer à cheval qu'on a toujours eu coutume de fixer à l'entrée de la maison. Que de motifs symboliques pour représenter le mode d'aujourd'hui et de l'avenir C'est le cas du pilier que l'auteur a cité à la page 45 de son livre et qui fait partie de l'alphabet symbolique du berbère, on le retrouve chez Moreau, spécialisé dans les motifs des arts traditionnels. Voici ce que dit Lucienne Brousse à propos du pilier : «C'est une représentation qui a été relevée à Tebesbest aux environs de Touggourt (PL III, Touggourt dessin 7, ou PL VII Touggourt, dessin 5 avec l'indication sur «Le bras». Dans la tradition morale berbère, le pilier ou la poutre centrale de la maison, c'est la femme». Quant à l'œil de perdrix, très courant dans les régions à longues traditions culturelles, il est représenté sous la forme d'un losange aux extrémités renflées. On le reproduit souvent sur les joues ou le menton. Signe à Biskra, Touggourt, Kabylie. Nous avons eu l'honneur de lire un recueil de poésies kabyles dont la couverture est mise en relief par le portrait d'une vieille portant de beaux tatouages sur le visage, au milieu d'un champ dominé par le cactus. Pourquoi avoir opté depuis la nuit des temps à l'œil de perdrix ? probablement parce que l'oiseau qui le porte en deux exemplaires admiré ou adoré comme le symbole de la beauté, de l'agilité, de la ruse ou de la sagesse (d'après l'auteur) et elle a raison de le dire, lorsqu'on sait que la perdrix, oiseau de bon augure qui a toujours la meilleure place dans les cœurs. Elle a un vol et une marche d'une grâce inouïe. L'auteur ajoute : «la perdrix est réputée difficile à apprivoiser. Ainsi, représenter ce signe sur soi, c'est s'attirer ce qu'il symbolise». Brousse rapporte les paroles de Devulder, un spécialiste des motifs anciens d'Algérie, s'exprimant clairement là dessous : «S'il est un animal très estimé à cause de sa grande beauté, c'est bien la perdrix. Un mari qui veut honorer sa femme et lui faire plaisir, l'appelle : l'œil de perdrix, et celle-ci se sent flattée (l'expression est dite en langage populaire de chaque région)». Et que de signes tatoués qu'on aimerait expliquer si on pouvait avoir un plus grand espace et plus de temps d'expression comme la chèvre, la gazelle, le scorpion, le serpent, l'abeille dont la symbole est d'une richesse méconnue. Nous ne pouvons pas terminer sans parler d'une page parmi les dernières du livre intitulé : «Une vie tatouée» de Mohamed Kali, joignant la photo de son héroïne, une émigrée que la grand-mère a tenue à tatouer pour qu'elle porte à jamais une marque de ses origines algériennes.