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l'épuisement de l'Etat national algérien
Publié dans La Nouvelle République le 24 - 03 - 2014

Le retour, sur le théâtre des violences à Ghardaïa, des désignations ethniques, religieuses ou ethno-religieuses à contenu hostile et agressif, au rôle diviseur voire meurtrier, ne peuvent qu'inquiéter.
Nous pensions que l'identité algérienne bâtie par le mouvement national avait définitivement transcendé les identités particulières et régionales, ethniques ou ethno-religieuses, et forgé dans le feu de novembre 54 l'unité qui nous a permis de vaincre la quatrième puissance mondiale à l'époque, soutenue de surcroît par l'Otan. Pourquoi le retour de ces identités pré-nationales et comment a surgi cette espèce de norme de la vraie religion qui désigne comme une anomalie ethnique et religieuse un segment entier de notre société, les Mozabites, en attendant de désigner toutes les autres composantes comme déviantes du modèle et de cette nouvelle orthodoxie ? Beaucoup de consciences algériennes ont exprimé, autour de la conjoncture qui se construit à Ghardaïa, l'urgence d'alarmer les Algériens attachés à notre identité nationale des menaces fatales qui pèsent sur elle et donc sur notre Etat national. L'échec des démarches et solutions appliquées montrent à l'envi qu'elles ne correspondaient pas du tout à la nature du problème réel ni à son extrême gravité. Une réflexion différente devient urgente sur la nature même du problème lui-même que nous avaient caché les solutions puisées dans l'arsenal du prêt à penser des différents alignements politiques et administratifs. Déterminer la nature du problème ouvrirait alors la voie vers les bonnes solutions au pluriel, car les problèmes sociaux et politiques n'ont jamais de cause unique mais toujours des déterminations multiples Une identité est toujours un état en puissance et une intrusion masquée de la politique Toute affirmation identitaire jette les bases d'une revendication d'un Etat. La suite politique est question d'ancrage de cette identité, de rapport de forces et d'opportunités régionales. Spécialiste reconnu de cette question, G. Corm a expliqué avec une clarté lumineuse comment les échecs et les impuissances de l'Etat national à assurer le bien-être et la promotion sociale ouvrent des failles d'où ressurgissent les anciennes identités. Les composantes regroupées dans la nouvelle nation vont se replier vers les identités du passé, croyant y trouver une alternative à cet échec alors que dans la réalité se joue sous ce masque des enjeux tous nouveaux du présent. La guerre civile libanaise et la crise de tout le Moyen-Orient lui ont servi de terrain d'observation, grandeur nature, des interactions entre identités ethniques, religieuses et politiques et le poids omniprésent des facteurs internationaux. G. Corm observe le fait que la question de l'identité est immédiatement une question politique et que toute prétention identitaire devient toujours une revendication de revendication politique. Il n'y a pas d'affirmation d'une identité sans la revendication d'un minimum. Dès que l'identité nationale est abandonnée pour une identité particulière, quelle qu'elle soit, on postule à l'existence d'un Etat qui correspond à cette identité. Nos identités anciennes sont toujours des identités supranationale ou pré-nationale, et donc traversent les frontières nées du partage colonial du monde. Quelqu'un de votre ethnie ou de votre religion vit toujours dans un pays voisin ou lointain qui se dira interpellé par votre sort sincèrement ou cyniquement. Contrairement aux apparences, les identités locales et particulières sont immédiatement des questions supranationales C'est en quoi ce qui se passe à Ghardaïa est un problème politique d'ordre national et non pas social qu'aurait suggéré un hooliganisme local. C'est intrinsèque à l'affirmation d'identités particulières, et stigmatiser et excommunier les ibadites revient à postuler sans le dire la nécessité de l'épuration. Manifestement, les agressions filmées contre des personnes et des lieux de cultes ne relèvent pas d'actes émotionnels de masses en furie mais de bandes organisées et hiérarchisées, c'est-à-dire de milices qui ont franchi le premier pas, le plus difficile, de donner la mort. Reste à comprendre les raisons profondes. Pourquoi un groupe de personnes, dans un coin de l'Algérie, a pu affirmer volontairement une identité autre et entrainer une force dont on ne connaît ni le poids ni le contour pour tuer des gens et à instaurer l'insécurité ? Pourquoi passe-t-on du simple marquage de la diversité ethnique et culturelle inscrite dans notre langage ancestral à l'emprunt d' identifications chargées du poids des guerres religieuses actuelles au Moyen-Orient ? Nous avons une réponse de caractère éthique et une autre de caractère économique qui ont toutes les deux leur fondement. La première peut se résumer dans ce cri, sorti du cœur, en 1992 et après, que des Algériens ne pouvaient s'entretuer et que ce n'était pas conforme à notre religion. On rejette sur un «autre» la responsabilité de la dissension, de la mort, et de la destruction car l'idée que la main qui a pris de notre sang est aussi une main algérienne était insoutenable. Effectivement, nos ancêtres nous ont légué une culture et des pratiques religieuses fraternelles dans lesquelles l'excommunication ou takfirisme étaient impensables. Mais ces pratiques fraternelles étaient aussi les pratiques d'une société fraternelle et solidaire toute entière mobilisée dans sa résistance au colonialisme. Ce cri de l'âme a bien raison de dire que la cause n'est pas dans la religion. Justement, cela voudrait dire que la cause est ailleurs. Mais quel ailleurs et quelles transformations survenues – dont il faut maintenant examiner la nature – ont tué les ressorts solidaires et égalitaires. Qu'est-ce qui s'est passé ? Car si ce n'est pas la religion qui a changé, alors c'est bien la société qui s'est transformée? Les explications socioéconomiques voudraient que la violence qui a surgi à Ghardaïa proviendrait des questions d'étroitesse territoriale, trop de gens pour très peu de territoire, ou aux conséquences l'arrêt du développement économique, qui a rendu des masses de jeunes exclus disponibles pour la violence dans une sorte de lutte sociale entre communautés riches et communautés pauvres. La lutte de classe se déroule à l'intérieur d'une même communauté et non pas entre communautés, auquel cas nous aurions affaire à une organisation sociale en castes comme en Asie ancienne, ce qui n'est vraiment pas le cas et si la misère, seule, engendrait la violence les révolutions seraient quotidiennes dans certains pays très pauvres. Pointer la surpopulation par le déplacement de populations allogènes vers le M'zab me semble contradictoire avec les convictions concomitantes d'une urgence des «réformes capitalistes» qui postulent à l'indépendance des banques centrales, mais aussi et surtout à la libre circulation de l'armée de réserve de la main d'œuvre à la recherche de travail. On ne peut être, sans incohérence, en même temps pour le capitalisme et pour la vieille «rente de territoire» des époques de démocratie tribale et d'amorces balbutiantes de l'esclavagisme. La question territoriale, elle, est plus intéressante car elle nous indiquerait justement que, même au sud, le rapport au territoire est passé de la perception tribale de sa propriété au statut de valeur marchande et cela serait une véritable révolution. Si ces hypothèses ont tant de limites, qu'est-ce qui a changé, à notre insu, et miné notre unité nationale par tant de contradictions qui échappent à notre vigilance ? Un processus sur le long terme Des bouleversements aussi graves ne naissent pas de la veille et c'est donc un processus de long terme qui nous y a menés. L'Algérie des luttes nationales, avant et après 1954, a réussi à construire une conscience qui transcendait les horizons limités de l'identité tribale, de son territoire, et des coutumes et représentations mentales et culturelles. Malgré la remarquable adaptation de la révolution à ce terrain social, tous les dirigeants savaient que la seule viabilité de l'indépendance était de maintenir la prééminence de la conscience nationale si difficilement construite sur les identités locales et régionales. Après 1962, l'élan unificateur de la guerre de Libération nationale a été repris et développé dans le projet d'un développement solidaire, reflet aussi des solidarités tribales, dans lequel chaque région, chaque fraction de la population retrouvait la possibilité de vie plus digne et d'une promotion sociale assurée. C'est ce qu'on a appelé socialisme, à tort, mais c'est le seul mot qui existe pour désigner le développement pour le bien de tous et pour désamorcer les inégalités qui nous auraient rejetés dans le spectre des divisions dans laquelle l'entreprise coloniale nous avait trouvés. A suivre

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