Un «électrochoc» qui a montré les limites de l'action humanitaire : le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 marquera un tournant, estime le Dr Jean-Hervé Bradol, à l'époque chef de mission pour l'ONG française Médecins sans frontières (MSF). Le soir du 6 avril 1994, l'avion du président rwandais hutu Juvénal Habyarimana, de retour d'Arusha (Tanzanie) où se tenaient des négociations de paix avec la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR), à majorité Tutsi, est abattu. Une semaine plus tard, le Dr Bradol, 35 ans, arrive au Rwanda où depuis plusieurs jours, les équipes de MSF sont confrontées aux massacres de Tutsi. Il se rend au Centre hospitalier de Kigali. MSF et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) prévoient d'y travailler mais découvrent que des blessés sont achevés au sein même de l'hôpital. Refusant d'y travailler, MSF et le CICR investissent un centre religieux transformé en hôpital de campagne, en zone gouvernementale. Le matin, les équipes vont chercher les blessés en ville. Leur transport, interrompu par les barrages de miliciens, est périlleux. «Il fallait être sûr qu'ils aient besoin d'une opération parce qu'en les transportant, vous les exposiez à se faire tuer». Le Dr Bradol trie les blessés, soignant sur place les plus légers, amenant à l'hôpital femmes et enfants les plus gravement touchés. Sur la route, les équipes assistent à des exécutions, voient les miliciens aiguiser leurs machettes, fouiller systématiquement les maisons. Les premiers jours, les humanitaires peinent à mettre des mots sur le génocide. «J'avais déjà vu des massacres, la guerre, mais je n'avais jamais vu ça. Et c'était difficile à concevoir», témoigne le médecin. «Au bout d'une dizaine de jours, on a compris que c'était une campagne d'extermination au niveau national». Détournement de l'aide alimentaire, massacres, épidémies (dysenterie, méningite, choléra...)... Les défis s'accumulent pour les humanitaires, touchés eux aussi par la violence. - On n'arrête pas un génocide avec des médecins - Dans les camps de réfugiés de Saga 1 et 2 au Burundi, le 22 avril, les Interahamwe (milices hutu) séparent le personnel de MSF et demandent aux Hutu de tuer leurs collègues tutsi. A l'hôpital universitaire de Butaré, dans le sud du Rwanda, 150 patients et cinq membres du personnel de MSF, dont une infirmière hutu enceinte de sept mois, coupable, selon les miliciens, de porter l'enfant de son mari tutsi, sont exterminés. «On était complètement déprimés par l'horreur ambiante. Nos petits succès, on s'y accrochait, mais on était toujours à la limite de les trouver futiles», raconte le Dr Bradol. MSF tâche de prendre des mesures de sécurité, se fond dans le CICR dont l'emblème semble plus protecteur. De retour en France, le chef de mission témoigne. Le 16 mai, sur la chaîne de télévision TF1, il parle de génocide et pointe les responsabilités «particulièrement écrasantes» de la France, qui a largement soutenu le régime rwandais. Un mois plus tard, pour la première fois de son histoire, l'ONG appelle à une intervention armée avec cette phrase choc : «On n'arrête pas un génocide avec des médecins». Ce sera finalement la France qui interviendra, sous mandat de l'ONU, via l'opération militaire Turquoise, toujours controversée aujourd'hui. C'est une opération sur laquelle «on peut porter beaucoup de critiques», mais qui a permis de protéger «plusieurs milliers» de Tutsi, selon Jean-Hervé Bradol. Pour le monde humanitaire, «le Rwanda a été un électrochoc», avec la prise de conscience qu'«on n'était pas à la hauteur», estime le médecin, devenu par la suite président de MSF. «Au niveau médical, les limites de notre efficacité nous ont poussés dans les années suivantes à faire des gros progrès». ll y a eu une «vague de professionnalisation» de l'humanitaire et la généralisation des «security officers», en charge de la sécurité des équipes, observe le Dr Bradol, aujourd'hui chercheur au CRASH, centre de recherche de MSF. Mais 20 ans après le génocide, «des crimes de masse très importants sont commis dans l'indifférence», rappelle-t-il, citant en exemple la Syrie de Bachar al-Assad. «Il y a encore une réticence des Etats à prendre la mesure de certains crimes».