Auteure discrète de deux livres parus à vingt ans d'intervalle, romancière au souffle poétique célébrée par le grand Kateb Yacine, Yamina Mechakra reste un mystère pour nombre de ses lecteurs: deux ans après sa disparition, le critique littéraire Rachid Mokhtari lève le voile sur son oeuvre et son parcours dans un essai récent. Dans «Yamina Mechakra, entretiens et lectures» (170 p, éd. Chihab), l'universitaire publie pour la première fois des interviews que lui avait accordées l'auteure entre 1999 et 2000, des rencontres enregistrées sur trois cassettes retrouvées chez elle à Alger après sa mort. En plus de ces entretiens, Mokhtari analyse les deux seuls livres édités de l'écrivaine disparue, «La grotte éclatée» (1979) et «Arris» (1999), en s'attachant à y démontrer l'influence du métier de psychiatre de Mechakra et la «modernité» de son écriture. Mêlant poésie et roman, avec de nombreuses références aux cultures et mythes ancestraux du Maghreb, cette écriture est qualifiée par le critique de «dissidente» dans sa manière d'aborder la guerre de libération, le rôle des femmes ou encore l'identité algérienne. Les lecteurs apprendront aussi que la force du style de Mechakra a été nourrie par une pratique très précoce et constante de la littérature: connue uniquement pour ses deux romans, l'auteure n'a, en fait, «jamais cessé d'écrire», révèle-t-elle dans l'entretien. «Le fils de qui ?», un premier roman écrit à 12 ans, «La légende d'Arraki», un manuscrit dactylographié d' une centaine de pages dont la datation n'est pas précisée et autres «écrits transhumants» ou perdus, autant d'inédits évoqués dans l'essai. Ce rapport à l'écrit, dû à sa vie de «nomade» (de sa Meskiana natale à Batna en passant par Alger et Paris et partout en Algérie où l'appelait son métier), rappelle le mode de vie et d'écriture de Kateb Yacine dont les liens avec Mechakra romancière sont longuement abordés. De leur première rencontre au parloir du pensionnat de jeunes filles de Kouba (Alger) où elle vivait pendant ses études de médecine jusqu'aux «conseils» que lui prodiguait l'«ancêtre» (c'est ainsi qu'elle aimait à appeler Kateb Yacine), Yamina Mechkara dépeint une proximité nourrie par le «même humus» de l'est algérien dont Kateb et elle même sont natifs. L'influence des cultures orales chez Mechakra est, par ailleurs, très présente dans les passages où elle revient sur son enfance, et dans la partie critique de l'essai. Consacrée davantage à «La grotte éclatée», l'analyse de Rachid Mokhtari se concentre sur la «rupture épistémologique dans l'esthétique du roman algérien traitant de la guerre de libération» dans les thèmes et les personnages du roman. Préfacé par Kateb Yacine, «La grotte éclatée» raconte à la première personne du singulier l'histoire d'une orpheline qui soigne (parfois ampute et enterre) des combattants blessés, alors que ses connaissances en médecine sont rudimentaires. Pour Rachid Mokhtari, ce roman (se déroulant entre 1955 et 1962 dans une grotte) «s'enracine dans le passé profond de toutes les résistances à l'occupant...» à travers ses références aux cultures populaires, millénaires, de l'Algérie. Le roman, écrit par ailleurs Mokhtari, «neutralise tout discours nationalo-guerrier pour créer un nouveau langage», à contre-courant du discours officiel post-indépendance. Ce jugement s'appuie notamment sur la «morbidité» de son atmosphère, mettant en avant les souffrances des personnages au détriment de l'héroïsme des combattants, et sur sa narratrice, éloignée de l'image traditionnelle de la femme. La partie consacrée à «Arris» aborde la quête identitaire du personnage principal- un enfant volé à sa mère, violé à l'hôpital puis adopté par une riche famille anglaise - et la «violence» portée par l'écriture qui renvoie, «métaphoriquement» au déferlement de la violence terroriste, quelques années avant la parution de ce roman. En donnant à lire une parole rare de Mechakra et en proposant une critique minutieuse de ses livres, Rachid Mokhtari offre aux lecteurs une occasion de découvrir ou de redécouvrir un oeuvre résolument moderne et marquante dans l'histoire de la littérature algérienne. L'essai se veut également un juste hommage à une intellectuelle discrète mais dont la parole résonne, encore aujourd'hui, de «son pesant de poudre» comme l'écrivait Kateb Yacine.