La Nouvelle République : Le marketing et la publicité sont dans toutes les sauces des continents, ou presque. En Afrique comment trouvez-vous la pub ? En forme, un peu fatiguée ou alors beaucoup reste à faire ? enfin pour ne pas reprendre une expression d'un expert en pub « Y a-t-il une façon de faire de la publicité « à l'africaine»?» Stéphane Martin : L'Afrique est comme dans tous les autres continents : il n'y a ainsi pas un seul marché unique européen des 28 pays de la publicité, mais autant de marchés que de pays, voire de régions, la Grèce ou le Royaume-Uni ont des marchés publicitaires, au-delà de leur taille respective, à l'opposé les uns des autres. Comme c'est le cas aux Etats-Unis – San Francisco n'a pas le même dynamisme que Detroit par exemple, et la même culture qu'une ville des grandes plaines centrales -, ou en Chine, entre les mégapoles côtières où vit une classe moyenne nombreuse et les régions intérieures rurales, etc. Toutes les situations s'y retrouvent donc, dépendant avant tout de la situation économique du pays, pas seulement de sa croissance – car il y a bien sûr une corrélation avec l'investissement publicitaire des annonceurs -, mais aussi de la structuration du marché : l'évolution du pouvoir d'achat des ménages, l'état de la concurrence entre les marques, nationales et internationales, l'offre plus ou moins élargie de supports publicitaires, de médias tout ou partie financés par la publicité... L'Afrique est donc extrêmement diverse, comme sa publicité. Vous n'êtes pas étranger pour les opérateurs algériens de la communication publicitaire. J'aimerais commencer par cette question qui est toute simple : pourquoi aimez-vous la publicité ? Parce qu'elle s'annonce comme telle, et émet des signaux et des signifiants en général optimistes, plus beaux, dans un monde qui ne l'est pas forcément. De plus, sans être un art, elle s'appuie sur tous les arts pour s'adresser à ses publics, échanger avec eux, qui sont intelligents, et donc en connivence avec elle, qu'ils apprécient ou pas tel ou tel message. Pourriez-vous imaginer un monde sans publicité ? Cela a déjà été testé, de l'autre côté du « rideau de fer » en Europe jusqu'en 1989. Sans faire de politique, un pays comme la Chine, ou Cuba maintenant, a largement introduit la publicité dans une économie qui reste « socialiste » ; donc, à part peut-être la Corée du Nord, est-ce possible un monde sans publicité, si l'on accepte une économie de marché, c'est-à-dire la propriété privée, l'entreprenariat, la concurrence ? Au-delà des annonceurs, qui en attendent un juste retour sur investissement, la publicité a surtout permis de soutenir un plus grand nombre de médias, donc davantage de pluralisme, de diversité de points de vue, de création d'œuvres et contenus journalistiques, que l'impôt, pour un financement public, ou le paiement, à l'acte, par abonnement, des consommateurs, ne le pourraient. L'autre question, vous avez beaucoup voyagé et même assisté pratiquement à toutes les journées organisées en Algérie par RH. International Communication, dites-nous quel sentiment gardez-vous de ces Journées et ensuite, comment jugez-vous le niveau de la publicité en Algérie ? Le comparatisme est indispensable. Il passe particulièrement par ces rencontres internationales, qui enrichissent les points de vue tant des participants que des intervenants, particulièrement au travers les échanges. Je dois dire que j'apprécie particulièrement l'interactivité de ces Journées, les professionnels algériens prenant plus facilement la parole et entamant le débat que les Français dans une même configuration. Quant à la publicité en Algérie, de ce que je vois, elle bénéficie de davantage d'espaces, avec de nouvelles chaînes TV, et la montée inéluctable de l'Internet. Mais le marché doit pouvoir mieux se développer, et pour ce faire probablement s'organiser, se structurer, se professionnaliser, se fixer lui-même ses « règles du jeu » : une saine concurrence dynamisera le marché publicitaire algérien à sa juste valeur. Sur le fond des messages, les talents et la jeunesse sont bien là ; je perçois peut-être d'un côté une forte autocensure parce que les limites ne sont pas clairement codifiées et partagées entre professionnels, et de l'autre, des « coups », créatifs assurément, mais de court-terme, qui ne construise pas sur la durée la valeur immatérielle d'une entreprise qu'est sa marque. Est-il juste que l'institution que vous représentez joue un peu le gendarme et que ses missions ressemblent à celles des autres pays ? Par simplicité, ou conformisme, certains préfèreraient nous cantonner au rôle de « gendarme ». Il en faut bien entendu, et c'est le rôle de l'Etat et du système judiciaire, parce que des malfaisants, des escrocs, peuvent utiliser des techniques publicitaires, notamment mensongères, ou de nature à choquer des publics fragiles, pour vendre « à tout prix », car il leur en importe peu de la réputation de leur marque. Mais justement, la régulation professionnelle de la publicité est un acte volontaire de l'immense majorité des autres entreprises qui ont compris que leur pérennité passait par une communication responsable, tant vis-à-vis de leurs consommateurs, mais aussi leurs salariés, leurs actionnaires, leurs fournisseurs, les associations, les pouvoirs publics, etc. Seulement, la responsabilité, l'autorégulation, n'exclut pas le contrôle. Il peut se passer à plusieurs niveaux : avant diffusion, par les conseils que l'ARPP en France rend à tout stade de la création à ses adhérents, quel que soit le média, et de manière systématique pour la publicité audiovisuelle ; après diffusion, par des bilans déontologiques d'application des règles que les professionnels se sont fixés, certains pouvant à un moment ou un autre mal les interpréter, et il convient de le leur expliquer. Et puis, en mettant à disposition des consommateurs, personnes physiques ou morales, associations, entreprises concurrentes... un moyen gratuit de se plaindre d'une publicité, adressé à un Jury indépendant des professionnels. C'est ce système complet, entièrement financé par les entreprises elles-mêmes, annonceurs, agences, médias, donc sans aucune ressource publique, que l'on va retrouver dans 38 pays membres de notre Alliance pour l'éthique en publicité (EASA) basée à Bruxelles, mais aussi aux Etats-Unis (ASRC), Japon (JARO)... et de manière générale dans tous les pays où la Chambre de commerce internationale (ICC) dispose d'un Chapitre, car depuis 1937, un Code ICC sur les pratiques de publicité et de communication commerciale doit être appliqué par ses membres (www.codescentre.com). La publicité en ligne pèse plus lourd en France que celle de la presse papier, quotidiens et magazines cumulés. Et dans le même temps, la publicité du "print", qui s'est élevée à 2,9 milliards d'euros en 2013, a reculé de 8,6% à fin septembre selon les chiffres de l'Institut de recherche et d'études publicitaires (IREP) : elle devrait donc avoisiner 2,1 milliards d'euros sur 2014.Quelle est votre vision là dessus ? L'investissement des annonceurs répond à des objectifs économiques de rentabilité, et c'est normal. Pour ce faire, il doit s'appuyer sur des indicateurs, des monnaies d'échanges objectives, neutres, généralement les mesures d'audience, les diffusions, les entrées, etc. L'Internet a permis une très grande mesurabilité et une profusion d'indicateurs, que d'autres médias n'ont pu mettre en place – bien que n'oublions pas, que les marques médias « print » se développent aussi très bien sur le digital. Par ailleurs, généralement les publics digitaux peuvent avoir un profil, à la fois plus ciblé, et qui intéresse davantage des marques, car plus jeunes, ou plus aisés, ou plus ouverts à la nouveauté... La presse, surtout magazine, ou la télévision ou les émissions thématiques, y répondaient déjà ; mais dans le cas du « print », parfois les audiences de ces cibles ont baissé, donc les investissements aussi. Mais est-ce inéluctable ? Pas forcément, car l'on voit qu'en à peine 20 ans de publicité sur Internet, la publicité digitale est encore en recherche constante d'un modèle à peu près stable : si la technologie a permis une très grande connaissance et traçabilité du comportement des internautes, l'on voit qu'elle peut se retourner contre elle, par des bloqueurs de publicité installés par les internautes, par des interrogations légitimes sur la vie privée, les données personnelles, etc. Mais retenons que dans l'histoire, aucun nouveau support publicitaire n'a remplacé un autre ; de nouveaux équilibres s'établissent, et c'est moins douloureux pour les acteurs en place, si la croissance est là : ce qui devrait être le cas en Afrique. Que pense Stéphane Martin, de ceux qui continuent à dire que la publicité s'épuise et elle n'est pas la communication, elle en est une de ses formes, une de ses filles : elle utilise ses canaux et fonctionne sur la même modalité : l'interaction ? Peut-être que ceux qui le disent sont épuisés, mais il faut faire confiance en l'intelligence et la créativité de l'Homme, particulièrement des jeunes. La publicité est de la communication commerciale, et elle ne s'en est jamais cachée. Il n'y a aucune honte à avoir : le commerce est tout à fait noble et remonte à la nuit des temps, car nous vivons en société. Seules quelques élites la dénigrent, mais pourtant s'en servent pour eux-mêmes, pour vendre un livre, ou eux-mêmes, sur les réseaux sociaux : pensez-vous que ces élites ne communiquent pas leur meilleur profil ? La distinction majeure n'est pas à avoir entre publicité et communication, mais bien avec l'information : il faut absolument rappeler que les contenus publicitaires doivent être identifiés par rapport à ceux de l'information ou d'auteurs, au risque que toute confiance soit perdue tant pour les marques, que pire, pour l'information. lll lll Comment peut-on selon vous réguler la publicité dans le sens d'un bien-être des consommateurs ? En le respectant tout simplement, en respectant sa liberté de ne pas être gêné, choqué, trompé... Mais la régulation professionnelle de la publicité, c'est aussi lui reconnaître sa liberté de communiquer, de faire-savoir, d'engager la conversation avec des consommateurs, s'ils la souhaitent. Cet équilibre, c'est justement l'autorégulation qui le réussit le mieux, une fois que l'Etat de droit a fixé les limites et les applique, sans rentrer dans trop de détails et de prescriptions. Les dépenses de publicité dans le monde ont augmenté de 3,2 % pour atteindre 557 milliards $ en 2012, même si les annonceurs européens se sont serrés la ceinture cette année tant en TV, internet, cinéma, radio qu'en publicité extérieure. Pensez-vous que cette croissance va continuer et de quelle manière ? Je n'ai pas de boule de cristal. Je me réfère donc aux experts, qui publient de par le monde, leurs prévisions : dans les pays émergents, en récession, comme la Russie ou le Brésil, ou en baisse de régime, comme la Chine, l'Inde, l'Afrique du Sud, etc... les dépenses de publicité tendent à ralentir, mais dans les grands marchés, notamment en Europe, elles repartent en général après avoir parfois beaucoup baissées. Mais en cette matière, les grandes tendances macro-économiques ne parlent pas forcément beaucoup dans le quotidien de nos métiers. Est-ce que la tendance à l'accroissement de la part de marché du numérique va continuer de croître et jusqu'où, tout dépendra de réassurances que ce marché doit donner aux annonceurs, aux consommateurs, aux régulateurs. Quels sont les sujets sensibles aujourd'hui et les enjeux de demain, d'une part, et, d'autre part, est-il juste que les entreprises doivent investir dans la publicité, même si, la créativité n'est pas nécessairement une affaire de gros moyens ? Les sujets sensibles ont trait, toujours et encore, au respect et à l'image des personnes dans la publicité ; ce qui est éminemment très culturel. A quelques semaines de la COP 21 à Paris, tous les enjeux de transition écologique, auxquels les entreprises et les consommateurs peuvent prendre part, ne peuvent être passés sous silence. Il en est de même des attentes des consommateurs, aujourd'hui mieux informés, de responsabilité sociale et environnementale : ils savent de mieux en mieux qu'ils ont un pouvoir suprême : « voter avec leurs pieds », ne plus acheter. Ces mêmes consommateurs sont des citoyens d'une ère numérique, certes qui apporte de nombreux services et une ouverture certaine au monde, mais doit se fixer ses limites, et surtout s'impliquer dans leur fixation. C'est pourquoi, le numérique permet que presque tous les talents, même les plus cachés, peuvent se révéler et surtout se faire connaître au-delà des limites du monde analogique. C'est comme cela que l'Afrique, avec des moyens réduits, fera connaître au monde entier sa très grande créativité, qu'elle pouvait difficilement faire au siècle dernier. Aux entreprises de s'en servir, car je ne peux imaginer qu'elles n'ont pas besoin de publicité : deux épiceries dans un même quartier doivent se distinguer, surtout si une troisième, qui sera peut-être un supermarché va ouvrir : il faut bien faire savoir son assortiment, ses prix, ses services... à un consommateur qui a le choix. C'est déjà un acte de publicité. LNR Nombreux sont les experts qui pensent que rien n'est plus dramatique qu'un annonceur qui considère la communication comme un mal nécessaire. Pourquoi la publicité n'est pas unanimement perçue comme un investissement ? Il peut y avoir deux origines à ce sentiment : l'une, d'une culture « ingénieur », dans un champ de concurrence restreint, notamment à la compétition internationale, car un bon produit devrait se vendre tout seul ! L'autre tient aux acteurs économiques eux-mêmes, trop fragiles, sans fonds propres, qui ne peuvent donc pas dégager de ressources suffisantes, et ne dépensent en publicité que l'argent qu'ils ont en caisse. Quelle serait selon vous la place du numérique dans le mix marketing ? : Celle qui est tout simplement efficace économiquement pour les marques : pas de dogme en la matière. Donc, elle peut être très différente d'un annonceur à l'autre. Il faut cependant rien n'exclure a priori, tester et apprendre, pour faire évoluer son mix-marketing. Enfin, le mobile s'impose comme un vrai média mais reste sous-investi par rapport au temps passé par les consommateurs sur leur Smartphone ; sachant que « la pub sur mobile pèsera 707 millions d'euros en 2017 en hypothèse basse et 1,2 milliard d'euros dans un scénario de rattrapage au niveau britannique. » Vous ne regardez pas 3 heures 1⁄2 la télévision par jour pour la publicité, mais bien pour les programmes qu'elle vous offre ; c'est la même chose pour le smartphone, qui est de plus très personnel, intime : la publicité doit donc trouver une juste place et y être davantage invitée que subie, sinon elle sera rejetée. Donc la corrélation est trop simpliste à faire. Ma dernière question : que vous inspire la Pub en Algérie ? Qu'elle a un énorme potentiel, c'est certain, mais qu'elle tarde à le développer. Sa force est d'être au cœur d'influences Maghreb-Machrek, Afrique-Europe, qui, créativement, sont des atouts que beaucoup d'autres pays ne peuvent avoir. Suite et fin