Loin de s'opposer à la foi et à la Révélation, l'intelligence même, selon l'imam Ghazali, se manifeste dans la confiance en une réalité qui est transmise et tenue pour vraie. Le fait que Ghazali, dans l'Ihyâ', fasse immédiatement suivre son livre sur la science d'un chapitre consacré à la profession de foi (kitâb qawâ‘id al-‘aqâ'id)[1], montre clairement qu'intellect, connaissance et foi sont intimement liés. D'ailleurs, le titre et le contenu même de cette œuvre magistrale, « revivification des sciences de la religion », manifestent le lien indissoluble entre savoir et religion, entre foi et intelligence. Le véritable « intellectuel » est celui qui croit en Dieu et à Ses prophètes, et qui agit en Lui obéissant, dans une intention de connaissance dépassant le niveau intellectualiste, au sens utilitaire et incomplet du terme, qui s'arrête aux intérêts mondains, à l'observation des devoirs religieux (taklîf), au superficiel, et à la causalité. Le Prophète n'enseigne-t-il pas : L'intelligent (al-kayyis) est celui qui soumet son âme, et œuvre en vue de l'Autre monde ; le sot est celui qui suit ses passions, et est persuadé que Dieu exaucera ses désirs[2]. Le cœur, siège de l'intellect et de la connaissance véritable, constitue le réceptacle naturel et inné de tout être humain pour accueillir la foi. Se référant au verset coranique sur la nature originelle de Dieu selon laquelle Il a créé les hommes[3], l'imam commente : « Toute personne est naturellement disposée à croire en Dieu, et même à connaître la réalité des choses telles qu'elles sont ; c'est-à-dire que la foi est contenue en l'âme pour amener sa prédisposition à la connaissance intuitive. Si la foi est ancrée naturellement dans les âmes, les gens se divisent néanmoins en deux catégories : ceux qui s'en sont détournés en oubliant – ce sont les infidèles – ; et ceux qui ont retrouvé la mémoire en se souvenant du témoignage qu'ils portaient. »[4]. Se souvenir de Dieu par une adhésion confiante constitue l'acte de foi (al-îmân), dont le degré minimum est le jugement de véracité (tasdîq). Par ce jugement, le cœur du croyant (mu'min) reconnaît pour vraie et authentique la réalité de Dieu, Ses qualités et Son action, l'existence des anges, la mission prophétique. Tels sont les fondements de la doctrine religieuse (‘aqîda) établissant les données de la foi. Selon l'explication que Ghazali donne dans son exposé des « articles fondamentaux de la foi », que nous présentons ici, îmân est une appellation générale qui se réfère à trois aspects principaux. Comme nous venons de le dire, ce terme désigne d'abord le jugement de véracité par le cœur : c'est la croyance ou l'acceptation conformiste, sans dévoilement ni ouverture du cœur. Cette foi est celle du commun des croyants. Ce jugement peut se limiter, pour certains, à une dimension de la foi obstinée ou aveugle, par simple conformisme (taqlîd), que l'imam Ghazali identifie avec l'i‘tiqâd. Ce dernier terme, que l'on peut traduire par « croyance », est utilisé de nos jours pour désigner aussi bien le degré minimum de la foi véridique que toutes autres sortes de « croyance », en référence à des idéologies politiques, à des valeurs, à des systèmes philosophiques, voire à des théories scientifiques. Là encore, on peut noter un glissement de sens dans le langage courant, où la croyance et la foi sont devenues quasiment synonymes au point de se confondre. Cette confusion est la cause d'un appauvrissement certain qui vide la foi de son contenu de vérité et de connaissance spirituelle. Outre les précisions sur la nature de l'intelligence et sur les niveaux de connaissance accessibles à l'homme, les enseignements de Ghazali nous aident également à retrouver le sens de la foi pour mieux approfondir ses dimensions, en sachant passer du conformisme irréfléchi à la certitude du cœur. Conformément à l'étymologie du terme, « l'i‘tiqâd est comparable à un nœud (‘uqda) attaché au cœur : tantôt il se resserre et se renforce, tantôt il se relâche et s'affaiblit [...], et ce, en fonction des actes religieux. »[5] L'imam Ghazali explique plus loin cette influence réciproque : « L'intérieur est lié à l'extérieur, le cœur est lié aux actes, car il existe une relation entre le royaume terrestre et le royaume céleste, c'est-à-dire entre le monde visible connaissable par les sens, et le monde invisible qui est connaissable par la lumière de la vision intérieure. Les membres du corps et leurs actes font partie du premier. [...] Cette relation explique le lien entre les sciences du dévoilement et les sciences du comportement. Ainsi comprend-on comment la foi peut être influencée par les actes d'adoration. » Les actes de la foi, pratiques rituelles et œuvres pieuses nourrissent et font croître la foi ; mais la foi peut tout autant baisser et diminuer si ces « nourritures » viennent à manquer. Quoi qu'il en soit, le degré d'adhésion à la Vérité qu'est l'i‘tiqâd assure au croyant le salut dans l'Autre monde « s'il meurt avec cette foi du cœur, et si ce nœud ne s'est pas affaibli à cause des péchés et autres actes de désobéissance devant Dieu. »[6] Le deuxième aspect indiqué par le mot îmân englobe en même temps le jugement de véracité et l'acte extérieur, suivant la parole du Prophète Muhammad : L'îmân comporte un peu plus de soixante-dix aspects, dont le plus excellent est la parole « il n'y a de dieu que Dieu » ; et le moindre consiste à enlever une saleté laissée sur le chemin. Le Prophète enseigne également que l'îmân est connaissance par le cœur, profession verbale, et accomplissement des piliers, c'est-à-dire les rites fondamentaux qui forment al-islâm : témoigner qu'il n'y a de dieu que Dieu, et que Muhammad est l'envoyé de Dieu ; accomplir la prière rituelle ; verser l'aumône purificatrice ; jeûner le mois de Ramadan ; et effectuer, si possible, le pèlerinage à la maison de Dieu à La Mecque. Selon ce point de vue, l'acceptation de la volonté de Dieu fait partie de la foi, comme la foi fait partie de la conformité à la volonté divine : servitude du cœur et acte de foi. (A suivre) Jean Abd-al-Wadoud Gouraud