Eminente personnalité algérienne, pétrie d'humilité, cette vertu des grands hommes, Tahar Gaïd, 87 ans, n'a jamais été de ceux qui courent après les honneurs, préférant l'ombre à la lumière, la discrétion à la gloire, alors même que la noblesse de ses idéaux, de ses engagements et de son combat, mené jusqu'au sacrifice, le range dans la catégorie des héros valeureux des luttes de libération. Egalement, dans notre conception de la lutte, nos attaques visaient essentiellement les colons qui accaparaient les richesses des Algériens et non pas directement les Français d'Algérie qui étaient d'origines diverses : Français, Espagnols, Italiens, Maltais... Je lui disais, en le répétant avec force, que notre lutte ne revêtait ni un caractère religieux, bien que l'Islam était un des éléments mobilisateurs du militantisme des Algériens, ni ethnique, bien que nous appartenions à une sphère culturelle différente de la France. C'est ainsi qu'une grande partie du peuple français avait soutenu, lui ai-je indiqué, la lutte des Algériens pour reconquérir leur indépendance et que de nombreux Français sympathisaient concrètement avec leur lutte, bien avant le déclenchement de la révolution du premier novembre 1954. Je lui ai affirmé que nous avions gardé la même ligne politique à l'égard du peuple français lorsque nous avons pris les armes pour reconquérir notre indépendance. C'est ainsi que des Français militèrent activement à nos côtés en transportant des valises d'argent, collecté dans les milieux de notre émigration, et des valises contenant également des armes. Des Français véhiculèrent des dirigeants du FLN pour les faire passer, en toute sécurité, d'un endroit à un autre. Des aides matérielles furent apportées aux Algériens détenus dans les prisons françaises. Je lui ai cité quelques noms d'intellectuels français qui défendaient notre cause à travers leurs écrits. Je n'ai pas manqué aussi de lui rappeler que nous étions soutenus par des manifestations de Français dans plusieurs villes de France. Mon objectif était de lui faire abandonner cette idée de lutte du « Noir » contre le « Blanc », d'autant plus que je lui avais déclaré que, sur la base de l'expérience algérienne, s'il changeait sa vision politique, il gagnerait la sympathie et le soutien de nombreux Américains blancs. Dans cette perspective, je lui avais proposé de créer un parti politique dont le programme serait fondé sur une nouvelle vision des rapports entre « Noirs» et « Blancs». A-t-il été immédiatement réceptif à l'ouverture politique et à la création d'un parti que vous préconisiez ? Malcolm X m'avait écouté attentivement. Il me remercia pour mon long exposé et nous nous sommes dit au revoir, sans savoir si mes arguments avaient été persuasifs et percutants. Je crois pourtant qu'ils le furent. A quoi, il fallait ajouter le ton de mes paroles. Je parlais avec le dynamisme et la ferveur révolutionnaire qui m'animaient à cette époque. Je me voyais aussi éloquent que Malcolm X, sans connaître, sur le moment, l'impact de mes explications. Nous nous sommes malheureusement quittés sans que je sache si je l'avais convaincu ou s'il allait camper sur ses positions. Il ne laissa rien paraître, à tel point que je pensais qu'il m'avait seulement écouté poliment et que sa visite n'était qu'une marque de courtoisie. L'avenir devait vous rassurer pleinement sur votre force de conviction auprès de l'une des figures les plus charismatiques et puissantes du mouvement noir aux Etats-Unis. Quand l'avez-vous su ? J'ai rencontré Malcolm X trois mois plus tard au Caire, lors de la conférence des pays membres de la Ligue arabe. J'étais membre de la délégation algérienne. Quant à Malcolm X, il était certainement venu défendre la cause de son mouvement auprès des délégations arabes présentes au Caire. Au moment où j'entrais dans le hall de la salle de conférence, Malcolm X en sortait. En me serrant la main, il me dit : « I've followed your advice (J'ai suivi votre conseil) ». Je n'ai pas saisi sur le moment ce qu'il voulait dire. Je ne l'apprendrai que plus tard, lorsqu'il annonça publiquement la création de son nouveau parti politique. Parmi les souvenirs que vous gardez de cette rencontre, pouvez-nous relater une anecdote mémorable ? La visite de Malcolm X à Accra (Ghana) avait coïncidé avec la présence de Muhammad Ali dans cette ville. Je me trouvais entre un « champion du monde » en politique et un champion du monde de boxe (Que Dieu leur accorde Sa miséricorde avec l'espoir qu'Il les a accueillis dans Son immense Paradis). Je me souviens encore de la longue silhouette de l'un et de l'autre, lançant devant une foule d'admirateurs : I am the king ! ». J'étais ravi et comblé. C'est une image inoubliable et combien aujourd'hui douloureuse. La grande histoire n'a pas retenu votre influence sur l'orientation politique de Malcolm X. Que ressentez-vous face à cette injustice historique ? Voyez-vous, cela ne m'a point affecté. Ce n'est pas le « premier exploit » que je réalise. D'ailleurs, nous réalisons tous des exploits dans notre vie et celle-ci passe à toute vitesse, laissant derrière elle des bons et des mauvais souvenirs. Ce n'est pas la seule « affaire » que j'avais à traiter. Accra était le siège de partis politiques d'opposition de divers pays africains. L'Algérie apportait son discret soutien politique à ces partis. C'est ainsi que j'ai eu comme ami Djibo Bakari, le vrai leader et libérateur du Niger. Cependant, la France colonialiste en a voulu autrement. Je l'ai abrité à l'ambassade lors du coup d'Etat qui a destitué Nkrumah. Au bout d'un mois, malgré la surveillance de la police et de l'armée ghanéennes, j'ai réussi à lui faire traverser la frontière togolaise et ensuite la frontière du Dahomey (aujourd'hui le Bénin). Je l'ai déposé au Nigéria où je l'ai quitté à sa demande. Votre carrière diplomatique fut riche et bien remplie. Quels sont, à vos yeux, ses moments forts ? J'ai noué des relations très amicales avec le secrétaire de l'UPC (Union Populaire du Cameroun). Je ne me rappelle plus son nom. Je lui avais préparé un voyage à Alger de deux semaines. Il était revenu enchanté. Il était surtout très admiratif de la conscience politique de la jeunesse algérienne. Ce n'est malheureusement plus le cas. Les jeunes et les plus vieux ont troqué les idéaux de liberté et de justice sociale pour le matérialisme sordide. Je me souviens également avoir eu « affaire » avec un représentant de l'opposition du Nigéria. Là encore, son nom m'échappe, il s'est libéré de ma mémoire (Voyez-vous ! Les noms ont aussi besoin parfois de ... liberté). Il était un des conseillers de Nkrumah. Nos échanges de vue ont été fructueux et instructifs. Lorsque j'étais ambassadeur en Tanzanie, j'ai pris l'initiative, sans aviser mon gouvernement mais avec l'accord du MPLA (mouvement de libération de l'Angola), et escorté de deux Angolais maquisards, de traverser la frontière zambienne pour me rendre dans les maquis de l'Angola, où j'ai vécu au milieu des combattants pendant cinq jours, avec pour objectif de régler un différend. Les deux parties avaient une grande confiance en l'Algérie. Cette initiative personnelle me rappelle celle que j'ai prise au lendemain du premier novembre 1954, alors que j'étais enseignant à Palikao ou Tighenif (ville de l'Oranie). J'ai organisé, sans en rendre compte à personne, des cellules de Fidaï (nom donné aux militants du FLN qui opéraient dans les villes et réalisaient des opérations militaires). Le groupe fut rattaché à l'organisation d'Oran, après mon entrevue en avril 1955 avec Abane Ramdane. La tâche était dangereuse, car Palikao était une petite ville de colonisation, d'où une facile surveillance de la population, asservie par des colons et des Pieds-noirs. Je suis gêné d'égrener ces quelques souvenirs parmi tant d'autres, mais je veux montrer que mon activité de militant servait les intérêts de mon pays. Je cherchais à glorifier les idéaux de liberté, chers à l'Algérie des premières années de l'indépendance. Je ne voulais pas satisfaire mon égo. Dans cette perspective, je considérais qu'après chaque affaire, une fois réglée, je fermais le registre et je passais à une autre activité. Il n'en reste pas moins qu'aujourd'hui je suis bien heureux que ce soit le site Oumma qui rétablisse la vérité sur ma rencontre avec Malcolm X et l'influence déterminante qu'elle a eue sur son évolution idéologique et politique. J'espère que des personnes ou des associations suivront son exemple et mettront en lumière d'autres activités encore peu connues, voire totalement méconnues du grand public et de cercles plus restreints. C'est une bonne chose que de rétablir la vérité, quel que soit l'endroit où elle se cache. Son assassinat, le 21 février 1965, vous a-t-il surpris, diriez-vous que cela a été un choc pour vous ? Je m'attendais à un grave affrontement avec l'organisation « Nation of Islam » et son leader Elijah Muhammad qu'il venait de quitter, mais je ne pensais pas que cela irait jusqu'au crime. L'annonce de sa mort a été effectivement un choc brutal, car les Etats-Unis, dans leur ensemble, perdait un grand homme. Sa mort marqua la fin d'une époque mais pas la fin de la lutte des Afro-Américains, bien que si Malcolm X vivait encore, la politique américaine prendrait certainement une tout autre tournure. Che Guevara, que vous avez eu également l'opportunité de rencontrer, figure à votre panthéon des grandes figures de l'anti-impérialisme. Comment s'est passée cette entrevue inoubliable ? J'ai effectivement rencontré Che Guevara à Accra (Ghana). Il se rendait au Congo où, pensait-il, il allait déclencher des révolutions en Afrique à partir de ce pays. Bien sûr, il ne me dévoila pas son projet. Je croyais qu'il voulait simplement discuter avec moi pour connaître mon point de vue sur la situation politique en Afrique. Quand il me parla de révolution dans le continent africain, je lui ai répondu que cela n'était pas possible dans le contexte actuel, parce que le sentiment tribal l'emportait sur le sentiment religieux et même patriotique. Je pense que beaucoup de choses ont changé en Afrique mais dans les années 60, il n'était pas rare de rencontrer dans une même famille, par exemple, un frère musulman, une sœur chrétienne, une mère animiste... D'une manière générale, l'Africain chrétien, par exemple, défendrait sa tribu contre un autre chrétien d'une autre tribu. Nous avons vu le sort de Lumumba, sans racine tribale déclarée, qui avait voulu moderniser politiquement son pays. Nous avons encore en mémoire l'attitude de Tchombé au Katanga, région de l'ethnie à laquelle il appartenait. Ce sont là des exemples apparents. Qu'en était-il de tous les autres qui couvaient sous le couvert d'une Afrique fraîchement et apparemment libérée du colonialisme ? Tel est le résumé de l'exposé que j'avais fait à Che Guevara. J'ai revu le Che quelques années après. Il m'avait fortement serré la main, en me disant : « You are right ! = Vous avez raison ! ». J'étais flatté mais l'honneur allait à mon pays, car c'est en son sein que j'ai été formé et que ma plume et ma langue ont été aiguisées pour le bonheur du peuple auquel j'appartiens. Je souhaite que la jeunesse algérienne, française et du monde entier prenne exemple sur ces deux géants de l'histoire moderne que sont Malcolm X et Che Guevara. Les jeunes, génération montante et ouverte sur l'avenir, apprendront d'eux le courage, l'esprit de sacrifice, y compris le sacrifice suprême, les idéaux de liberté des peuples et d'égalité des hommes, saisiront à leur juste valeur les principes de justice et de justice sociale. Ils combattront le racisme, l'islamophobie et prendront conscience qu'il n'y a pas une culture et une civilisation au-dessus des autres. L'histoire est un enchaînement d'événements. Chaque époque historique hérite de la précédente et ouvre ses bienfaits à l'époque suivante. Il n'y a pas de race blanche mais un creuset d'ethnies dans chaque nation. En un mot, ils sauront ce qu'est l'Homme, al-Insân. Envisagez-vous de rétablir la vérité historique sur la nature décisive de votre entretien avec Malcolm X dans un ouvrage consacré à vos mémoires ? J'ai déjà écrit, non pas mes mémoires, mais mes souvenirs avec des impressions. Le contenu du livre prend fin avec l'Indépendance de l'Algérie. Il est en vente dans les librairies d'Alger depuis le 1er novembre. Je prépare le second tome où j'évoquerai mon entretien avec Malcolm X et ma rencontre avec Che Guevara. Donc, quant à rétablir la vérité historique sur l'influence que j'ai eue sur Malcolm X, ainsi que sur d'autres pans de ma carrière et de mes activités auprès du grand public, le site Oumma vient de le faire au moyen de cette interview. Un grand merci à vous et à toute l'équipe du site. Je vous souhaite une bonne continuation et beaucoup de succès. Propos recueillis par la rédaction : Site www.oumma.com (Suite et fin)