Eminente personnalité algérienne, pétrie d'humilité, cette vertu des grands hommes, Tahar Gaïd, 87 ans, n'a jamais été de ceux qui courent après les honneurs, préférant l'ombre à la lumière, la discrétion à la gloire, alors même que la noblesse de ses idéaux, de ses engagements et de son combat, mené jusqu'au sacrifice, le range dans la catégorie des héros valeureux des luttes de libération. Cet ancien ambassadeur en Afrique dont la riche carrière diplomatique a été ponctuée de rencontres prestigieuses et marquantes, notamment avec les deux révolutionnaires de légende que furent Malcolm X et Che Guevara, a accordé à Oumma une interview exclusive afin de révéler au grand jour l'influence qu'il exerça sur la vision idéologique et politique de l'icône du mouvement noir aux Etats-Unis, lors d'un entretien, à forte valeur historique, relégué, hélas, aux oubliettes de la Grande Histoire. Malcolm X s'employa pourtant à en dévoiler l'importance sur la place publique, au cours de la conférence de presse qu'il donna à New York en 1964, en rendant hommage à son grand inspirateur dont il se flattait d'avoir suivi à la lettre les conseils avisés : «C'est l'ambassadeur d'Algérie au Ghana qui m'a fait changer d'opinion en me conseillant de créer un parti », se félicitait-il alors. Né le 22 octobre 1929 à Timengache, Beni Yala (wilaya de Sétif), Tahar Gaïd fut un militant de la première heure du mouvement national algérien PPA/MTLD, ayant combattu pour l'Indépendance au prix d'un emprisonnement, en 1956, qui le cloîtra pendant six longues années derrière les barreaux des prisons et camps d'internement en Algérie. Durant sa jeunesse, il étudia dans les médersas de Constantine et d'Alger, avant de se destiner à l'enseignement, d'abord à Tighennif, près de Mascara, puis à Alger. A partir de 1980, il souhaitera se consacrer aux aspects théoriques et pratiques de l'Islam, devenant un auteur prolifique en la matière. Son ouvrage « le Dictionnaire élémentaire de l'Islam (OPU) » fera date. Révolutionnaire dans l'âme et fin diplomate, Tahar Gaïd est avant tout un homme très pieux et éclairé, chantre du "Juste Milieu" contre toutes les formes d'extrémismes, ayant fait sienne cette citation de l'imam Ali à la forte résonance : « Ne sois pas trop tendre, car on te pressera, ni trop sec, car on te brisera». Tahar Gaïd dédicaçant ses ouvrages au Salon du Livre à Alger, en novembre dernier Vous étiez l'ambassadeur d'Algérie à Accra, au Ghana, lorsque vous avez rencontré Malcolm X en 1964. Cet entretien important, à forte valeur historique, a-t-il eu lieu à sa demande et pour quelles raisons ? Malcolm X revenait de son pèlerinage à La Mecque. Le Ghana était alors dirigé par feu Kwamé Nkrumah, très forte personnalité africaine, chaud partisan d'une fédération africaine et défenseur d'une Afrique libérée de toutes les formes d'aliénation et de colonisation. L'Afrique, particulièrement francophone, à l'exception de la Guinée et du Mali d'une certaine mesure, était aux ordres de la France. Vous comprenez pourquoi des partis d'opposition s'étaient établis à Accra. Vous comprenez aussi les raisons qui ont conduit Malcolm X à visiter le Ghana à son retour de La Mecque. Il est à faire remarquer que l'Algérie était auréolée de son indépendance, acquise deux ans auparavant, après une guerre qui a duré sept ans. Il n'est pas exagéré de dire que les pays africains francophones devaient indirectement leur indépendance au sang versé par les Algériens. Ces éléments, entre autres, ont motivé Malcolm X à demander à voir non pas ma personne, qu'il ne connaissait pas, mais à rencontrer le représentant de l'Algérie révolutionnaire, partisane de la libération effective du continent africain. Les idées révolutionnaires et le combat de Malcolm X faisaient écho en vous. Avant de le rencontrer, quelle perception en aviez-vous en tant que militant de la première heure du mouvement national algérien ayant combattu pour l'indépendance de l'Algérie ? Je dois avouer que j'avais une vague idée du combat mené par Malcolm X et du prestige qu'il avait aux Etats-Unis, voire dans le monde entier. J'avais été arrêté le 24 mai 1956 et libéré que le 30 mars 1962, après six années de détention. Tout au long de mon internement, j'étais privé, comme tous les autres détenus, de la presse et nous n'avions aucune possibilité d'écouter les radios. Les seules informations que nous avions étaient celles qui nous provenaient de nos parents et nos avocats pendant les visites réglementaires, ou encore des rares moments où nous pouvions faire entrer clandestinement des journaux de France. Il n'en reste pas moins qu'en deux années, j'ai pu m'informer quelque peu de la lutte des Afro-américains, plus particulièrement vers la fin de l'année 1963. Je me trouvais à New-York pour assister, avec la délégation algérienne, à la session de l'ONU. J'ai profité de ce déplacement officiel pour visiter le quartier qu'on appelait Harlem. J'ai eu ainsi l'occasion, en me hasardant dans des cafés et des bars, de discuter avec les gens de leurs problèmes et de leurs aspirations. Il faut dire de surcroît que l'Algérie défendait le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et soutenait les causes justes. A ce titre, je ne pouvais que recevoir Malcolm X avec fierté et sympathie, voire avec la chaleureuse fraternité que pouvait éprouver un jeune révolutionnaire à l'égard d'un dirigeant révolutionnaire d'une haute stature internationale. Contrairement à l'idée largement répandue selon laquelle la vision politique de Malcolm X, alias al-Hajj Malik al-Shabazz, fut chamboulée par son pèlerinage à La Mecque, en avril 1964, ce sont vos échanges qui exercèrent une réelle influence sur lui. Quelle en fut la teneur ? Lorsque Malcolm X m'a rendu visite à l'ambassade, il avait certes commencé par me parler de la grande solidarité et de la sincère fraternité dont il avait été témoin à La Mecque. Cette ferveur qui animait les pèlerins de tous les continents l'avait impressionné et ému. Cela ne faisait aucun doute. Ensuite, il avait abordé le problème des Afro-américains aux Etats-Unis, leur lutte et leurs revendications. Il parlait avec une forte conviction et chaleur, selon son habitude, martelant constamment ces deux mots « Noirs » et Blancs » en les opposant continuellement l'un à l'autre. J'avais compris qu'il n'avait pas transposé la solidarité des peuples vécue à La Mecque au niveau des réalités américaines. Je voyais qu'il distinguait l'une de l'autre et que le vécu dans les lieux saints n'avait, pour lui, aucune relation avec les réalités et les besoins de sa « nation ». L'exposé qu'il me faisait de sa vision politique était toujours dominé par une tension irréversible entre le « Noir» et le «Blanc». Je l'ai interrompu au milieu de son exposé pour lui dire : «Pourquoi donc es-tu venu me voir ? Tu ne vois pas que je suis blanc. Tu ne fais que m'attaquer et me blâmer.» Il a été interloqué par mon interruption. Je dois dire qu'il me fixa pendant quelques instants. Je m'étais aperçu qu'il réfléchissait. Non seulement, il réfléchissait vite mais comprenait aussi vite les intentions de son interlocuteur. C'est pourquoi, il releva la tête et me demanda ce qu'il devait faire. «Que proposez-vous ?», m'interrogea-t-il. Vous êtes-vous appuyé sur votre expérience révolutionnaire personnelle pour tenter de lui faire dépasser son clivage racial entre «Blancs» et «Noirs» ? Oui, cela s'imposait. Je lui ai parlé longuement de l'expérience algérienne, en insistant sur le fait que nous ne confondions pas le colonialisme avec le peuple français et que nous faisions une distinction entre les gouvernements français, qui conduisaient une politique coloniale en Algérie, avec le peuple de France. (A suivre) Propos recueillis par la rédaction Site www.oumma.com