Le 04 janvier 1960 disparaissait Albert Camus. Quelque part dans l' Yonne, sur une route de Villeblevin , un destin hors du commun venait de se briser. Une fin tragique pour un homme irréductiblement libre dont la vie aura eu pour credo « le refus de mentir et la résistance à l'oppression » ; existence brève , mais qui aura été « embarquée » dans le courant tumultueux de l'Histoire . Auteur d'une œuvre qui se particularise par un style, et par une approche philosophique qui tente de « donner un sens au monde et à l'existence » et qui lui vaudra à 44 ans , le prix Nobel de littérature , Camus était resté un homme controversé aussi bien en France qu'en Algérie , où il était né le 18 novembre 1913 , dans le village de Mondovi ( actuel Dréan près de Annaba ). Mais au-delà des controverses , qu'elles soient d'ordre littéraire , philosophique et a fortiori politique , Camus le français d' Algérie et Camus l'écrivain universel ,continue de nourrir une intarissable passion pour la simple raison ,écrira Conor Cruise O'brien qu' «aucun auteur européen de son temps n'a si profondément marqué l'imaginaire et aussi la conscience morale et politique de sa propre génération et de la suivante » (1) En témoigne les nombreuses publications , productions littéraire et même filmique ainsi que les séances thématiques qui lui ont été consacrées depuis sa tragique disparition, et qui toutes reviennent sur la vie et le parcours pour le moins singulier d'un auteur et d'un homme qui captivait autant qu'il dérangeait. En Algérie , l'intérêt qu'aura susciter le roman de Kamel Daoud « Meursault contre-enquête » publié en 2013 ,vient corroborer un engouement encore très vivace pour tout ce qui renvoie à l' univers camusien . Ecrivain , philosophe , essayiste , dramaturge , nouvelliste , journaliste militant , il fustigera dans son discours qu'il prononcera lors de la remise du Nobel , toutes «ces idéologies exténuées » et s'élèvera contre « ces pouvoirs qui peuvent tout détruire mais ne savent plus convaincre » , tout comme il dénoncera « ces techniques devenues folles » ,condamnant l'usage de la bombe atomique sur Hiroshima, dans un éditorial publié dans le journal Combat ...comme il s'attaquera au franquisme , au stalinisme et à l'enfer des goulags , au nazisme et ses camps de la mort...Il est ouvertement antimilitariste , pacifiste , humaniste ... Dans « l'homme révolté » paru en 1951 ,il récusera des théories comme l'existentialisme et le marxisme ,comme il contestera toute idée de révolution ,ce qui lui vaudra anathèmes et diatribes des philosophes communistes parisiens , qui lui reprocheront de «faire une révolution délibérément statique» , attitude qui le mettra également en porte-à-faux avec la révolution armée algérienne. Si certains auteurs se sont attelés à mettre en exergue l'originalité d'une œuvre et sa puissance, , d'autres s'attacheront à démonter cette même œuvre pour en débusquer les non-dits et autres antinomies ; à essayer d'analyser une dialectique anti-colonialiste qui pour être bien réelle n'en était pas moins pusillanime ; à analyser comme le fera Michel Onfray , une pensée philosophique qui penchait plutôt vers le libertaire , principe qui s'ancre dans le réel et qui mènera Camus à « jouir avec sérénité du pur plaisir d'exister » et à souscrire à l'invite : ni dieu ni maître. C'est peut-être parmi les ruines de Tipaza , qu'il retrouvera ce plaisir hédonistique et c'est dans ces moments de contemplation extatique , qu' il sublimera les merveilleuses « noces » de la lumière et du « ciel bleu écru » ,et qu'il célèbrera dans une prose chatoyante , le printemps de Tipaza où « les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes » .Mais le magnifique soleil de l'antique Césarée ne l'empêchera pas de décrier en son temps l'injustice faite aux « arabes » soumis à un régime d'esclavage , mais la critique n'améliorera en rien les souffrances de l'« Arabe » , qui restera enchaîné à sa condition inhumaine . Quant à l' idéal d'indépendance qui faisait battre le cœur de ce même « arabe » ,il ne pouvait se résoudre à cette idée qui le rebutait tout comme elle rebutait de toute évidence tous les pieds noirs , pour qui « l'Algérie c'est la France » comme le martèlera en pleine guerre d'indépendance , François Mitterrand , alors ministre de l'intérieur . Bien que le débat soit tranché –sur la question de savoir si Camus était-il colonialiste- ,nous rappellerons dans ce bref exposé , quelle avait été la position de Camus vis-à-vis de la colonisation et comment il se figurait la cause algérienne en nous référant à ses déclarations et à ses écrits sur la question algérienne , tout en exposant les critiques que son positionnement politique aura suscité , sans nous hasarder ici dans un énième procès envers l'écrivain , qui fut d'après Latifa Benamar Benmansour « le premier intellectuel français d'Algérie à avoir défendu les algériens à visage découvert , sans peur et en toute conscience »(2) ,ni de revenir sur ce crime perpétré par Meursault contre un « Arabe » ou sur l'étrange indifférence qu'il affichera lors de l'enterrement de sa mère –c'est en fait cette impassibilité « amorale » qui le mènera tout droit à l'échafaud et non le fait d'avoir buter froidement et de cinq balles un Arabe sur une plage ensoleillée - ni d'entendre encore une fois le coupable nous cingler , juste avant l'inéluctable châtiment , de « sa » seule vérité : «j'étais sûr de moi , sûr de tout ...sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir ... j'avais eu raison ; j'avais encore raison ; j'avais toujours raison » , considérations philosophiques , morales et littéraires sur lesquelles auront déjà planchées camusiens et spécialistes . Pour notre part, avant d'introduire notre thème, il nous faudra revenir sur le parcours de Camus et sur son engagement politique .en re-feuilletant les pages d'une Histoire tourmentée. C'est en adhérant au parti communiste algérien en 1935 que le jeune Albert Camus , alors âgé de 22 ans , découvre dans l'effervescence de ces années , l'engagement militant .Pour cet enfant de Belcourt , qui aura grandi dans la pauvreté , et qui sera même écarté du concours d' agrégation , parce que phtisique ,rejoindre le parti équivalait à retrouver ses propres idéaux de justice et de liberté , mais s'apercevant que le parti ,déviait de sa ligne, et se désolidarisait des nationalistes du PPA, il le quittera , au moment où nombre d'entre ces derniers étaient poursuivis et emprisonnés et dont il prendra la défense. Après une licence en philosophie , sa joie sera de courte durée , car sa maladie -incurable à l'époque- ne lui permet pas d'accéder à l'enseignement. Au sentiment d'injustice qui le meurtri et qui l'empêchera de prétendre à un cursus plus abouti , voilà que s'ajoute l'imminence de la mort . Révolté par cette cruelle vérité , il s'accrochera de toutes ses forces à la vie , déployant une admirable débauche d'énergie dans le but de contrer cette fatalité et de « tracer une route existentielle ». Il s'investit alors dans le bouillonnement culturel et politique de l'époque , et le théâtre , l'engagement politique , la philosophie , les essais , la littérature , le journalisme ...l'empêcheront de sombrer . Pour lui, désormais le verbe se fait « chair, acte, action » selon la formule du philosophe Michel Onfray. En 1938, il rejoint le journal « Alger Républicain », journal proche du front populaire ,où il ressentira, dira-t-il ,une sensation de liberté , liberté de vivre le journalisme selon ses propres convictions d'homme résolument à gauche , de par une enfance d'orphelin pauvre vécue dans un quartier ouvrier . « L'envers et l'endroit » publié deux ans plutôt chez l'éditeur algérois Edmond Charlot , préfigure déjà un style et une philosophie : « Pour moi , je sais que ma source est dans l'Envers et l'Endroit , dans ce monde de pauvreté et de lumière où j'ai longtemps vécu...» Camus le journaliste engagé Journaliste à Alger-Républicain ,il se démarquera assez vite d'un journalisme sans relief au service exclusif d'un landernau pied-noir , auquel il substituera un engagement où se retrouveront un humanisme , une soif de justice , qu' alimentera une perpétuelle révolte , celle « qui confère à la vie son prix et sa grandeur » comme il n'aura de cesse de répéter .La révolte comme première prise de conscience contre l'absurdité de la vie . Ainsi , après des articles et tribunes littéraires , il s'écartera des sentiers battus , pour prendre ceux plus escarpés qui montent vers les mechtas de Kabylie ,où il y découvre pour les besoins d'un reportage , un autre monde , un « bled » perdu que la colonisation avait jeté dans une effroyable misère . Tout au long d'une série de onze articles parus entre le 5 et le 15 juin 1939 sous le titre « misères de Kabylie » , il décrira , indigné « l'indicible détresse » dans laquelle végétait la population indigène , dont la saisissante précarité -« un peuple qui vit d'herbes et de racines » - le mettra face aux « ratages » dramatiques de la politique coloniale . Au terme de ce qu'il qualifiera d' « itinéraire désespérant », il y dénoncera le mépris et l'injustice imposés à la population berbère , y fustigeant « la logique abjecte qui veut qu'un homme soit sans force parce qu'il n'a pas de quoi manger et qu'on le paye moins parce qu'il est sans force » .Mais vouloir rattacher dans le reportage , cette misère à un simple problème de famine, parait aussi saugrenu qu'inconséquent : « ce qu'il faut crier le plus haut possible ,c'est que la plus grande partie des habitants d' Algérie connaît la famine » affirmera-t-il .(3) Cette enquête lui vaudra ,comme il fallait s'en douter ,une volée de bois vert de la part de ses propres concitoyens , parce qu'il osera mettre sous une « lumière crue » , une vérité que la colonisation n'aura de cesse d'étouffer , pendant plus d'un siècle d'une occupation avilissante où « l'Arabe » exproprié et chassé vers des terres incultes était soumis depuis 1881 au code de l'indigénat , un code infamant et foncièrement raciste , au moment où 870.000 hectares de terre arable étaient livrés aux nouveaux colons entre 1871 et 1919. Comment cette critique de la colonisation étalée à la une , faite par un journaliste français d'Algérie inconnu jusqu'alors , avait-elle été perçue du côté «arabe» , dans une période caractérisée par la montée du nationalisme? Citant un article d'Alger Républicain paru le 11 juin 1939 , l'historien Jacques Simon rapporte que « les milieux arabes et kabyles suivent avec un intérêt passionné le développement de l'enquête de notre camarade Albert Camus ».(4) N'empêche que chez les autres damnés algériens , et précisément ceux « d'en bas » , la défiance était de mise, car pour tâter l'effroyable misère des « indigènes » , fallait-il monter aussi haut , vers ces hameaux décharnés de la Kabylie , pour se rendre compte de l'iniquité du colonialisme ? Le reportage - pour sincère qu'il était - ne remettait cependant pas en cause les fondements même du système colonial pourtant à l'origine de cette humiliante « misère » , misère racontée certes avec beaucoup de pathétisme mais rapportée curieusement à une cause « d'ordre purement économique». Avec une pareille déduction , la critique perdait ainsi de son mordant et devenait pour le moins suspecte , comme le relèvera Abdellali Merdaci : « Camus pouvait-il s'émouvoir sincèrement –dans les colonnes d'Alger Républicain- sur les misères de la Kabylie et en obtenir une sorte de manifeste de conscience libre dans la société coloniale d'alors ? »(5)Quelque part, Camus , justifiant inconsciemment cette absolution du « système colonial » ,avouera : « mon rôle n'est d'ailleurs pas de chercher d'illusoires responsables et je ne trouve pas de goût au métier d' accusateur ».Dès cet instant , « Camus va se trouver confronté à une aporie :en même temps qu'il dénonce le système colonial dans ses conséquences les plus inacceptables , il appartient à ce système auquel il ne renoncera jamais .Homme lucide , subtil, il fait des propositions pour l'améliorer, mais ne remet pas en question le maintien de ce système » comme le soulignera Sylvie Gomez .(6) D'autres critiques donneront une tout autre lecture de la rhétorique dont use le journaliste dans cette série d'articles . Ainsi « en dénonçant les abus faits aux musulmans, Camus contribue malgré lui à asseoir l'autorité française. En d'autres termes , il suffirait de modifier quelque peu le comportement des colons , de le rendre plus moral , pour que l'Algérie continue à rester française » (7). Mais ce déballage à la une de la misère indigène , vaudra une interdiction au journal et Camus se trouvera contraint en 1940 de s'exiler en France , où il entamera une autre expérience journalistique, notamment dans Paris-Soir , dans Combat , le journal de la résistance puis dans l' Express. Quelques années plus tard, il se souviendra de cet exil forcé. Dans le texte « la mer au plus près » tiré de l'essai « l'Eté »il écrira : j'ai grandi dans la mer et la pauvreté m'a été fabuleuse, puis j'ai perdu la mer , tous les luxes m'ont paru gris , la misère intolérable . Que faire si je n'ai de mémoire que pour une seule image ? ».* Camus face au colonialisme La notoriété dont jouissait Camus et son statut d'intellectuel majeur , lui commanderont d'être un acteur de premier ordre dans son pays , dans cet après-guerre marqué par l' écroulement des empires , la fin des colonialismes, l'émergence des objections de conscience , du totalitarisme ,et l' affrontement des idiologies Au sujet de la colonisation , son ambivalence était intenable , car s'il y voyait une profonde injustice faite aux « Arabes » , il souhaitait cependant « la fin du système colonial mais avec une Algérie toujours française » ,vision partagée par presque tous les colons d'Algérie .Venant à la rescousse de Camus , Benjamin Stora dira de ce dernier « qu'il n'a pas su donner toute sa place aux algériens , parce que lui-même prisonnier de stéréotypes coloniaux ». C'est ce qui expliquerait peut-être son vif intérêt pour le projet assimilationniste de Blum-Violette , y voyant les prémices d' une intégration graduelle des « sujets français » dans le « système colonial » . Rappelons que ce projet qui fut soumis à débat en novembre 1936, proposait d'accorder la pleine citoyenneté pour quelques 21000 algériens sélectionnés selon des critères drastiques ( diplômes , décorations militaires, légion d' honneur , certificat de bonne conduite pour les sous-officiers ayant quitté l'armée ...) , offre perfide par laquelle, le dit projet escomptait en vérité dissocier toute une élite de son terreau ,c'est-à-dire le peuple algérien lequel ,perdant ses porte-voix , aurait vu ses revendications devenir complètement inaudibles . Mais le projet fera long feu ,car il sera rejeté et par les indépendantistes de l'Etoile Nord Africaine et par les milieux ultras français où se recrutaient de nombreux colons. Et à propos de colon .Camus le français d'Algérie qui défendait l'initiative du front populaire et qui aura grandi dans la pauvreté , ne se trouvait aucune ressemblance avec le colon qui défendait lui ses propres privilèges et duquel d'ailleurs ,il s'en démarquera , quand journaliste à Paris , il écrira dans l'Express : je me sens plus près d'un paysan arabe , d'un berger kabyle ,que d'un commerçant de nos villes du nord »(8), ce qui ne l'empêchera pas de protester contre la caricature du « pied-noir » exploiteur. -Pour cerner au mieux l'idée que s'en faisait Camus du colonialisme ,il nous paraît plus pertinent d' interroger son œuvre , que d'aucuns auront trouvé d'ailleurs , fort ambigüe sur ce point. Edward W.Said ,en spécialiste de littérature comparée , nous fourni d'utiles clarifications , en précisant d'emblée que le futur écrivain « qui a grandi en Algérie en jeune français , a toujours été environné des signes de la lutte franco-algérienne. Il semble les avoir esquivé ,ou, dans les dernières années , traduits ouvertement dans la langue , l'imagerie et la vision géographique d'une volonté française singulière de disputer l'Algérie à ses habitants indigènes musulmans ». (09). Disséquant son œuvre et parvenant à en pénétrer la sémantique , le chercheur nous révèle que « ses romans et nouvelles racontent les effets d'une victoire remportée sur une population musulmane , pacifiée et décimée, dont les droits à la terre ont été durement restreints .Camus confirme donc et raffermit la priorité française , il ne condamne pas la guerre pour la souveraineté livrée aux musulmans algériens depuis plus d'un siècle, il ne s'en désolidarise pas »(10) Pourtant dans ses écrits de presse , Camus s'était toujours montré critique à l'égard du colonialisme .Par contre ,dans ses romans , « il nous décrit un monde où la présence française semble aller de soi». C'est donc en interrogeant l'œuvre de Camus que nous pourrons mieux appréhender cette dualité , car en effet « interpréter les romans de Camus ,ce serait voir en eux , non des textes qui nous informent sur les états d'âme de l'auteur ,mais des éléments de l'histoire de l'effort français pour rendre et garder l'Algérie française »(11) .D'ailleurs ,si Camus militait pour plus de justice envers les « indigènes » , il ne s'imaginait pas qu'un jour , les pieds noirs pourraient quitter l'Algérie. Mais la date du 08 mai 1945 , va opérer une rupture .Aux flonflons parisiens de la victoire répondront des cris inhumains , là bas du côté de Sétif ,Kherrata , Guelma , où des milliers d' Algériens désarmés ,défilant pacifiquement avec des mots d'ordre « indépendance » et «à bas le colonialisme » seront horriblement massacrés dans un assourdissant huis-clos .Ce carnage obligera Camus à se déplacer en Algérie pour s'enquérir des circonstances de l'effroyable tuerie . Pour les Algériens meurtris comme pour l'élite politique algérienne, le temps de l'assimilation et de l'intégration était bel et bien fini. Pour Camus, constatant la fracture, le constat sera des plus tragiques : « l'Algérie Française est morte » écrira-t-il dans le journal Combat. Dans ses carnets, il notera avec une pointe d'amertume que « le colonialisme est une œuvre dont aujourd'hui nous ne sommes pas fiers». Mais tenant à une interprétation éculée du drame algérien , il voit dans la cause de ces « émeutes » , des raisons économiques , reprochant au gouvernement français de ne pas l'avoir écouté avant , quand dans le reportage sur la Kabylie, il lançait son cri de détresse .Afin de remédier à ces inégalités , il exhortera les responsables français , à mettre en branle sans plus tarder ,une plate-forme socio-économique réellement efficiente qui ,tout en allégeant la misère indigène , permettra aux français « de conquérir l'Algérie une deuxième fois » Camus face à la question Algérienne Après le déclenchement de la lutte armée , le discours de Camus , pour contradictoire qu'il était , deviendra plus tranché , mais par moment aussi, plus nuancé comme dans cette lettre qu'il écrira à Jean Amrouche au lendemain de la Toussaint sanglante : « Tirer ou justifier qu'on tire sur les Français d'Algérie et pris comme tels, c'est tirer sur les miens, qui ont toujours été pauvres et sans haine ». Ainsi , l'indépendance qui sera l'objectif de la lutte armée va faire sortir de ses gonds Camus , lequel « réduira le FLN à une bande de terroristes » ,ne voyant pas dans le soulèvement algérien ,une aspiration à la liberté et à l'indépendance comme le soulignera Christiane Chaulet-Achour. Bien plus, il dépréciera les algériens dans leur lutte pourtant légitime, en écrivant dans « l'Algérie déchirée » tirée de ses chroniques algériennes : « les opprimés qui luttent en utilisant des armes au nom de la justice deviennent des oppresseurs». Dialectique insoutenable qu'il se plaira à appuyer par une rhétorique poussive qui travestit allègrement l'Histoire : « En ce qui concerne l' Algérie , l'indépendance nationale est une formule purement passionnelle , il n'y a jamais eu encore de nation algérienne .Les juifs , les Turcs , les Grecs , les Italiens , les Berbères auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne forment pas à eux seuls toute l'Algérie. L'importance et l'ancienneté du peuplement français en particulier suffisent à créer un problème qui ne peut se comparer à rien dans l'histoire. Les Français d'Algérie sont eux aussi et au sens fort du terme des indigènes». Ce discours à consonance algérianiste rejoint à s'y méprendre et à quelques nuances près , celui de louis Bertrand(1866-1941) , le chantre de la « nouvelle race française d'Algérie » ,qui écrivait dans son roman « Sang des races »paru en 1899 : « l'Afrique du nord ,pays sans unité ethnique, pays de passage et de migrations perpétuelles, est destinée par sa position géographique à subir l'influence ou l'autorité de l'occident latin. Il a fallu l'éclipse momentanée de Rome pour que l'Orient byzantin , arabe ou turc y implantât sa domination .Dès que l' Orient faiblit, l'Afrique du nord retombe à son anarchie congénitale, ou bien elle retourne à l' hégémonie latine qui lui a valu des siècles de prospérité , ,une prospérité qu'elle n'avait jamais connue avant ,et qui, enfin, lui a donné pour la première fois un semblant d'unité, une personnalité politique et intellectuelle». Cette concordance dans les discours fera dire à Georges-Pierre Hourant dans Camus et l'algérianisme « qu'après 1954 , Camus , tout comme l'algérianiste Jean Pomier, voit dans la rébellion du FLN , la conjonction du communisme arrivant de l' Est et du Panarabisme venu du Caire». Est-ce à dire pour autant que Camus, qui se déclarait « méditerranéen » ,se sentait quelques affinités avec un tel courant ? Nous ne le pensons pas quoique certains de ses arguments ont cette particularité de dérouter et tendraient , par leur perplexité et leur ambivalence , à nourrir une telle hypothèse. Mais l'on reste toutefois loin de la violente sémantique bertrandienne qui , elle, nous rappelle celle des généraux de la conquête : « la véritable Afrique , c'est nous les latins, nous les civilisés...L'indigène m'étant antipathique en raison de son hostilité latente et de la barbarie arriérée où il croupissait , je me retournerai vers ceux de ma race , vers les latins d' Afrique ». Concernant cette haine raciale de l'indigène ,assimilé à une bête , l'écrivain martiniquais Aimé Césaire dont le peuple en avaient subi les affres , nous en explique la genèse dans son « discours sur le colonialisme » : la conquête coloniale fondée sur le mépris de l'homme indigène et justifiée par ce mépris , tend inévitablement à modifier celui qui l'entreprend ; le colonisateur qui s'habitue à voir dans l'autre la bête ,tend à se transformer lui-même en bête». Mais plus lucide que les héritiers de la pensée de Robert Randau , il reconnaîtra dans un numéro de l'Express que « le silence ,la misère ,l'absence d'avenir et d'espoir , le sentiment aigu d'une humiliation particulière ... tout a contribué à faire peser sur les masses algériennes une sorte de nuit désespérée d'où fatalement devaient sortir des combattants»(12). Plus près de nous , les nostalgiques de l'Algérie française , regroupés dans le « cercle algérianiste » créé en 1973 , ont essayé de s'approprier Camus , en envisageant de graver sur le « mur des disparus » une de ses citations. Catherine Camus , la fille de l'écrivain ,s'y opposa vivement. Mais le cours de l'histoire s'accélérant , Camus a du mal à s'admettre la perte de l'Algérie , c'est pourquoi il lancera en octobre 1955 , l'idée d'une Algérie fédérale- selon le modèle de l'Algérie fédéraliste de l'algérianiste Marc Lauriol- , car selon lui , les français et les algériens étaient condamnés à vivre ensemble , comme il l'attestera: « je crois qu'il y a une communauté possible et qui vaut infiniment mieux que toute séparation sous quelque forme qu'elle se fasse ,et cette communauté ne peut être basée ,selon moi, que sur une solution de fédéralisme , je veux dire que chaque communauté , qu'elle soit arabe , française ou berbère , peut être représentée sur des bases d'égalité et de justice à l'intérieur d'une assemblée qui reste à définir ».(13) Il réaffirmera cette option ,dans ses « chroniques algériennes » , en livrant le fond de sa pensée , pensée qui parait comme chahutée par une vive préoccupation : « Une Algérie constituée par des peuplements fédérés et reliés à la France , me paraît préférable ,à une Algérie reliée à un empire d'Islam qui ne réaliserait à l'intention des peuples arabes qu'une addition de misères et de souffrances et qui arracherait le peuple français d' Algérie à sa patrie naturelle ».(14) Ici la rhétorique devient manifestement colonialiste ,rejoignant la pensée d'Alexis de Tocqueville ,pour qui l' Islam se résume à « la polygamie et à la séquestration des femmes ». Le 20 août 1955, l'insurrection dans le nord constantinois , est réprimée sauvagement 12000 algériens sont massacrés. A la suite de ce nouveau carnage , il confiera à son ami aziz Kessous , dans « lettre à un militant algérien » : j'ai mal à l' Algérie ,en ce moment ,comme d'autres ont mal aux poumons . Devant cette nouvelle tuerie , Camus répond à la sollicitude de ses amis , Charles Poncet et Emmanuel Roblès , de venir à Alger pour lancer son « Appel pour une trêve civile en Algérie » , dans une ultime tentative de rapprocher les communautés . Mais où tenir une telle réunion ? A la salle de la mairie d'Alger ? Le maire jacques Chevalier et le gouverneur général Jacques Soustelle en interdisent l'accès .La réunion aura lieu finalement au Cercle du Progrès , siège de l'association des Ulémas , avec un service d'ordre algérien , « devant un parterre de sympathisants FLN au lieu des esprits divers et ouverts comme il l'aurait souhaité ». Le choix du lieu sera compris par les partisans de l'Algérie Française comme un ralliement aux thèses du FLN. Mais impassible devant les injures et autres menaces qui lui parvenaient de l'extérieur, proférées par des ultras déchainés , il expose en ce 22/01/1956 son appel :« Sur cette terre ,sont réunis un million de Français établis depuis un siècle , des millions de musulmans , Arabes et Berbères , installés depuis des siècles, plusieurs communautés religieuses, fortes et vivantes. Ces hommes doivent vivre ensemble ,à ce carrefour de routes et de races où l'histoire les a placés. Ils le peuvent ,à la seule condition de faire quelques pas les uns au devant des autres dans une confrontation libre ».A la fin du discours , il s'expliquera : « De quoi s'agit-il ? D'obtenir que le mouvement arabe et les autorités françaises, sans avoir à entrer en contact ,ni à s'engager en rien d'autre, déclarent simultanément ,que pendant toute la durée des troubles , la population civile soit, en toute occasion, respectée et protégée »(15) Il achèvera ,suppliant « que soit épargnée sur un point solitaire du globe une poignée de victimes innocentes). Dans « l'Algérie de Camus » José Lenzini notera que les Algériens furent très étonnés quand il entendirent Camus dans son Appel , parler des « Arabes » qui se considéraient déjà comme des Algériens ». En tout état de cause , cet Appel n'eut pas l'écho espéré par son initiateur ,car il sera rejeté par les Algériens parce qu'il ne prenait pas en considération leur légitime revendication , et par les français parce qu'ils se sentaient floués par Camus qui leur donnait l'impression de pactiser avec le FLN . Mais , quelque part à Alger, loin de cette cacophonie , un écrivain algérien fulminait . Dans son journal ,voici comment l'écrivain Mouloud Feraoun commente l'Appel : « Ce pays s'appelle l'Algérie et ses habitants des algériens .pourquoi tourner autour de cette évidence ?Etes-vous Algériens ,mes amis ?Votre place est à côté de deux qui luttent . Dites aux français que le pays n'est pas à eux ,qu'ils s'en sont emparés par la force et entendent y demeurer par la force. Tout le reste est mensonge, mauvaise foi ». Alors que beaucoup d' intellectuels français à l'instar de Henri Alleg , Maurice Audin , Jean-Paul Sartre , François Mauriac , Jean Daniel, Raymond Aron , Emmanuel Roblès , Jean Sénac , Jean Amrouche ... ainsi que monseigneur Duval soutiennent l'indépendance et que le réseau Jeanson se mettait en place pour aider le FLN-les fameux porteurs de valises -, Camus s'en tiendra à sa position « je ne veux pas, je me refuse de toutes mes forces à soutenir la cause de l'un des deux peuples d' Algérie, au détriment de la cause de l'autre ». L'échec de l' Appel consommé , il se mure dans le silence jusqu'au discours de Stockholm prononcé le 10 décembre 1957 ,lors de la remise du prix Nobel. Le lendemain , à la maison des étudiants , interpellé par un étudiant algérien , sur le caractère juste de la lutte pour l'indépendance , Camus aura cette réponse : « en ce moment ,on lance des bombes dans les tramways d'Alger .Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c'est cela la justice , je préfère ma mère à la justice» (16) . Cette phrase qui visait à refuser toute caution de justice au « terrorisme du FLN » , se prêtera à moult interprétations et va même « tuer » Camus . Mais loin des conciliabules, les combattants algériens en auront saisi la vraie signification. En février 1958 est publié le livre « la Question » d' Henri Alleg où le militant communiste , sympathisant de la cause nationale, dévoile l'usage odieux et dégradant de la torture exercée par les parachutistes pour lesquels, tout musulman est « questionnable »à merci .Inculpé d'atteinte à la sûreté de l' Etat , Alleg sera arrêté et torturé au centre de tri d' El-Biar. Un collectif formé d'André Malraux, Roger Martin du Gard, François Mauriac et de Jean Paul Sartre, demande au président de la République de libérer Alleg . Camus refuse de s'y associer.(17) .Il sera également insensible à l'appel de Taleb Ibrahimi qui du fond de sa cellule , le pressait d'intervenir pour atténuer les souffrances des prisonniers Algériens. Cependant en janvier 1959 ,il interviendra en faveur des condamnés à mort algériens , en intercédant auprès d'André Malraux et du Général De Gaulle . Et avant de s'astreindre à un nouveau silence , il rappellera dans ses articles , une position qui était restée immuable vis-à-vis du drame algérien : « J'ai choisi mon pays .J'ai choisi l'Algérie de la justice ,où Français et Arabes s'associeront librement » et explicitant mieux sa pensée, il énoncera clairement : « je décide l'autonomie, je réclame l'indépendance dans l'interdépendance ». Une position tranchée et on ne peut plus incisive, qu'il aura gardée ,imperturbablement, jusqu'au bout. CONCLUSION : Camus humaniste , il l'était assurément ,quoique pour certains , cet humanisme tirait , par son utopisme , vers un humanitarisme stérile. Camus colonialiste ?Malgré le fait qu'il ait dénoncé les ratages dramatiques de la colonisation dans ses écrits journalistiques ,il était resté , à l'instar de tous les colons d'Algérie , fermement accroché à l'Algérie française et au système colonial , et donc farouchement opposé à l'idée d'indépendance .N'est-ce-pas là , la définition même du colonialiste ?Car c'est dans cette attitude que se définit le colonialiste , même s'il arrive à ce dernier de s'apitoyer –par pure compassion – sur le vécu dramatique enduré stoïquement par l'indigène , une « générosité âme » qui n'aura jamais rien changé à la condition de l'opprimé comme nous l'avions étayée plus haut. En fait, la formule qui sied le mieux à ce cas de figure , est résumée par Raymond Aron lequel voyait en Camus « un colonialiste de bonne volonté ». Moins nuancé dans ses propos car Algérien dans les tripes ,Kateb Yacine avec son franc parler ,fera cette mise au point , à José Lenzini : « Camus est avant tout un écrivain français de notoriété internationale...et malgré ses airs d'anticolonialiste ,les Algériens étaient absents de l'œuvre de Camus pour qui l'Algérie c'était Tipaza, un paysage .Il était plus Français qu'Algérien .On ne peut le lui reprocher ,mais il faut en finir avec le mythe de « Camus l'Algérien ». Camus écrivain colonial ? Sans aucun doute, comme nous l'explique Edward W.Said : Comparés à la littérature de décolonisation de l'époque française ou arabe -Germaine Tillion ,Kateb Yacine, Frantz Fanon , Jean Genet-, ses écrits ont une vitalité négative ,où la tragique densité humaine de l'entreprise coloniale accomplit sa dernière grande clarification avant de sombrer ». Pour Camus le philosophe , le moraliste , quoi d'intéressant que de lire cet extrait d'un écrit du philosophe engagé Jean-Paul Sartre , publié le 07 janvier 1960 , dans « France Observateur »,à quelques jours du tragique décès de l'écrivain, dans lequel il rend hommage à son ancien ami , avec sa verve assassine : Son humanisme têtu, étroit et pur, austère et sensuel, livrait un combat douloureux contre les évènements massifs et difformes de ce temps. Mais inversement , par l'opiniâtreté de ses refus, il réaffirmait ,au cœur de notre époque, contre les machiavéliens ,contre le veau d'or du réalisme, l'existence du fait moral ». Dr. Mahfoud BENTRIKI Médecin-Radiologiste Notes de renvoi 1-9-10-11 Albert Camus ,ou l'inconscient colonial in « Culture et impérialisme »Fayard-Le Monde Diplomatique. (http://www.monde-diplomatique.fr/2000/11/SAID/2555) 2-(Camus l'écrivain controversé sur l'indépendance de l'Algérie- El-Watan 07 novembre 2013) 3- Crise en Algérie in Actuelles III.Chroniques algériennes(1939-1958). Gallimard, Paris, 1958.page 97 4- Jacques Simon . Albert Camus : un libertaire révolutionnaire http://www.siwel.info/CONTRIBUTION-Albert-Camus-un-libertaire... 5-( le soir d'algérie du 15/03/2010. abdellali merdaci : à propos de la caravane camus :une inquiétante célébration). 6-( Appel à la trêve civile : naissance d'une morale tragique) . http://www .fabula.org/colloques/document1329.php 7-(http://salon.literraire.com/fr/albert-camus/content/1811029 -albert-ca ...) 8-Camus ,cahiers Albert Camus 6, « Albert Camus éditorialiste à l'Express »,Gallimard,1987,p.39. 12-Volume II, bibliothèque de la Pléiade , page 1868 13- Tragédie du bonheur Documentaire de Jean Daniel 14-( Camus, Albert. « Avant-propos » in Actuelles III .Chroniques algériennes (1939-1958).Gallimard,Paris ,1958 .) 15-(Camus,Albert.Actuelles III.Chroniques algériennes(1939-1958). Gallimard, Paris ,1958.page 173 16- http://vendangeslitteraires.overblog.com/camus-l-algerien 17-(Jean-Paul Sartre et la guerre d' Algérie par Anne Mathieu , le monde diplomatique , novembre 2004 )