Tout comme daru, son héros de «L'Hôte», «dans ce vaste pays qu'il avait tant aimé, il était seul». Au risque de paraître prétentieux pour certains, je dois me libérer d'une dette morale, dominée par le souvenir et la gratitude. Albert Camus avait lu le manuscrit de ma première oeuvre de jeunesse La Dévoilée que lui avait envoyé mon professeur de français au début du printemps 1955. Il m'avait écrit, entre autres, des mots d'encouragement. Ces mots, mon éditeur les reproduisait, quatre ans plus tard, avec l'autorisation de Camus qui était occupé à monter sa pièce de théâtre adaptée du roman Les Possédés de Fédor Dostoïevski: «´´La Dévoilée´´ apporte des promesses qui ne sont pas négligeables. Elle évoque un problème douloureux et le rend sensible à plusieurs reprises au lecteur.» Sans doute, était-ce là seulement un mot gentil que le futur Prix Nobel 1957 avait voulu m'adresser. Mais comment le jeune homme que je fus ne se serait-il pas imaginé des ailes pour s'envoler follement vers le soleil brillant au zénith? Et d'autant que j'apprenais que le célèbre auteur des Hauteurs de la ville et de Montserrat, Emmanuel Roblès rédigerait une préface chaleureuse à La Dévoilée qui serait éditée chez Subervie au cours du 3e trimestre de 1959 à Rodez!... Puis, après la parution de La Dévoilée, quelques mois plus tard, le 4 janvier, tombait la funèbre nouvelle qui consterna le Monde des Lettres: Albert Camus est mort dans un accident de voiture. Là, l'exil est atroce, définitif, - à quel royaume mène-t-il? «L'homme, exilé de son pays, s'exile du ciel», écrivait le regretté Jean Pélégri à son sujet lorsque, rappelait-il encore, un certain soir de janvier 1956, Camus, qui «était venu inviter les hommes de son pays à une trêve civile, pour épargner les victimes innocentes - et à cause de cela, sa vie était menacée», fut chassé d'Algérie par les «ultras», «ses frères de race»... Une déclaration ambiguë Le regretté Emmanuel Roblès me demandait par une lettre datée du 7 mai 1960 de m'associer à l'hommage que Simoun (une revue littéraire paraissant à Oran) rendait à Camus mort. Il m'écrivait: «Cher ami...Acceptez-vous (et je le souhaite vivement!) de vous joindre à cet hommage auquel vont participer Audisio, Feraoun, Moussy, Pierre Blanchar, etc.? Quelques pages montrant l'influence, le rayonnement d'Albert Camus sur votre jeunesse, conviendraient. Voyez.» Hélas! tout est dérisoire et désespoir, et complexe aussi: de la vie à la mort. Car, bien avant que Camus - par réaction à la résistance urbaine algéroise, ne déclarât à la presse: «En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d'Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c'est cela la justice, je préfère ma mère» -, c'est-à-dire au temps de notre jeunesse au Lycée Bugeaud, avant ce grave événement qui nous révéla subitement la complexité de sa vie, nous lisions Les Mains sales de Sartre avec la passion de jeunes élèves de philosophie. Mais pour l'auteur des «Justes» nous avions une admiration plus singulière: il aimait notre pays, il était donc l'un des nôtres. Ne parlait-il pas de nous, peut-être, quand il faisait dire à Kaliayev: «Oui! Mais moi j'aime ceux qui vivent aujourd'hui sur la même terre que moi, et c'est eux que je salue. [...] et pour une cité lointaine, dont je ne suis pas sûr, je n'irai pas frapper le visage de mes frères. Je n'irai pas ajouter à l'injustice vivante pour une justice morte.» (Acte II). S'agissant pour lui de prendre position dans la guerre d'Algérie qui s'éternisait, sa déclaration devint affreusement ambiguë, et pour les nationalistes algériens et pour les partisans de l'Algérie française. Bien qu'il se fît une haute et claire idée de son art et de son rôle d'écrivain, il avait fini par se soumettre à la communauté à laquelle il n'avait pu s'arracher. Ce à quoi, il avait succombé, solitairement, solidairement, à l'appel du coeur. Et nous vîmes mieux, tout à coup, dans la plupart de ses ouvrages, ce que beaucoup avaient vu avant nous: l'Arabe porteur de couteau (L'Etranger), l'Arabe violent et revanchard (dans L'Hôte, Daru découvre sur le tableau noir l'inscription anonyme: «Tu as livré notre frère, tu paieras.»),...Au fond, Camus aimait l'Algérie avec la crainte obsessionnelle de perdre ce qu'il s'appliquait inlassablement à conserver avec sa foi d'artiste méditerranéen. Mais on ne peut tout détruire du monde absurde ni refaire le monde qui se défait. L'oeuvre d'Albert Camus témoigne de la liberté d'un homme qui avait essayé de circonscrire la vérité mystérieuse que cachaient les siècles d'histoire de malheur et de joie, de justice et d'injustice. L'art de Camus avait sauvé en partie ce bonheur d'appartenir à une terre qui justement est notre patrie, mais au fond, tout au fond, lui, dans le silence de la solitude ou de l'illusion philosophique, et nous, dans la certitude de la conviction nationale qui renaissait de son long combat contre le désastre de la conquête coloniale, nous ne regardions pas dans la même direction: la terre natale éveillait deux destins différents. Néanmoins, Dieu, auquel Camus n'avait jamais cru, sait combien nous l'avions admiré, combien nous l'admirons à jamais. Il était entier, à sa façon, sincère avec amour et intelligence, tout comme ses deux amis Roblès et Pélégri avec lesquels, il partageait le sel et le pain de leur terre natale. Il était surtout à l'opposé de certains écrivains pieds-noirs qui, eux, pour avoir si fort chanté l'Algérie, s'offraient, en retour, des privilèges et qui, pleins de gloriole et de fourberie sournoise, dévorés par l'ambition de paraître «ultra indigènes» et grands promoteurs de la culture algérienne, n'ont pas hésité à former dans l'ombre leurs coteries, à semer durablement le trouble, l'esprit de dénigrement, la méfiance et la zizanie chez nos jeunes plumes. Ah! si l'on savait combien sont persistants les effets de leur comportement ignoble, que de statues, trop vite élevées, décevraient beaucoup! Mais, comme dit le bon sens paysan: «Laissons le puits de son couvercle fermé.» Par contre, l'oeuvre de Camus compte en totalité encore aujourd'hui des admirateurs et des émules parmi nos anciens, parmi nos jeunes, parmi nos chercheurs, parmi nos hommes de culture. L'absurde se présente alors comme un challenge: notre saine volonté doit retrouver nos vraies valeurs d'unité nationale, d'authenticité, de tolérance, de générosité; il ne faut pas nous séparer de ce qui fait la grandeur de l'âme algérienne: son histoire riche et complexe. Quant à moi, je me sens heureux de me souvenir de ce qui m'avait ému dans l'oeuvre de Camus, dans son geste d'artiste généreux et dans son amour de construire sans regret une intelligence libre et fertile. La bonne conscience est de rester fidèle à la personne humaine. C'est pourquoi, je ne résisterai pas à user de cette immense et émouvante fortune de reproduire in extenso, mon hommage d'il y a cinquante ans, publié dans la revue Simoun, pp. 52-53 (Les noms des autres participants figurent sur la couverture de cette revue). «La grande colère de l'absurde» Ici, on ne peut - à mon avis - continuer sans lui. Il était, et demeure, bien entendu, pour les jeunes de mon âge, «Le Maître», l'un des rares écrivains que nous ne pouvions citer sans faire précéder le nom de cette distinction. Et pourtant, avec quelle liberté nous l'abordions dans les salles d'études, au collège, au lycée, hier encore! Mais notre Maître Albert Camus est toujours parmi nous, malgré l'ordre inhumain des choses, cette mort au bout du couloir. Car enfin, il n'est pas «mort tout entier» et son exécution par l'absurde, contrairement à ce que dit Meursault, n'a pas été accueillie «avec des cris de haine». Quoi qu'il eût pu expliquer, Camus eût réécrit: «Est-ce qu'on peut faire le parti de ceux qui ne sont pas sûrs d'avoir raison? Ce serait le mien.» Pourquoi continue-t-il d'être? Pourquoi continuons-nous d'être avec lui, devrais-je dire? Qui ose le nier? C'est ce Maître qui nous a réappris le jeu terrible de Sisyphe et nous le jouons à notre gré, chacun pour son compte, faisant et refaisant le bilan d'un lourd héritage, disposant presque de son destin si cela ne nous saisissait pas quand nous sommes encore des enfants sans conscience. Camus savait que les Algériens sont adultes de bonne heure puisqu'il le fut lui-même. Sa douloureuse découverte - l'absurde - nous effrayait, mais nous séduisait, nous fascinait, nous touchait parce que chacun de nous, ayant trouvé déjà ce qu'il y a d'insupportable dans l'expérience de la vie, avait goûté, quelque part en lui, cette dose d'amertume, et plus que tous autres, nous enfants de cette terre. Comment parler de notre Maître A. Camus quand son oeuvre est là, incomplète mais totale, comme une déchirante preuve de l'existence de l'absurde et d'un certain point de vue de l'inexistence de notre nature? L'on demeure confondu devant ce miracle; l'on se demande ce que vaut, tout compte fait, la durée d'un homme, son passage ici-bas, par rapport à l'éternel. Cela est un autre problème, certes. Mais il s'inscrit bien dans la pensée du Maître et pourrait expliquer le drame algérien. Alors il faut bien se décider à croire que le Maître n'est plus et que son oeuvre est finie. Sa voix parviendra à qui éprouve encore un scrupule: «J'ai parlé, faites ce que vous voulez de mes paroles, je me tais maintenant.» Ce que nous voulons, nous, c'est précisément rendre hommage à cet être, d'ailleurs si exceptionnel qu'il nous est presque impossible de ne pas paraître insuffisants en l'évoquant. Or, l'aimer ou le combattre, de toute façon, c'est se hisser à son niveau. Rappelons donc que «le temps des artistes irresponsables est passé» et que le silence même est quelquefois une manière de s'exprimer. Dans le silence, il y a un enseignement et l'homme de bonne foi trouve toujours son frère. Beaucoup n'ont pas aperçu son courage, noyé dans sa passion de justice, ce courage de ne prêcher ni la vertu ni la révolte: ne heurter personne, être solitaire pour être solidaire. C'est bien la nostalgie du bonheur, le désir d'être parmi les hommes silencieux, son véritable peuple (méprisé et sans doute haï) qui l'a exilé de notre monde où la liberté de chacun est la gale pour l'autre. Ce cruel exil, l'accident qui a tué Camus, n'est ni la confirmation de notre impuissance, ni la mort d'un homme, ni même la mort d'une vertu ou la mort d'un silence, mais la GRANDE COLÈRE DE L'ABSURDE, c'est-à-dire la MORT tout court. (*) Simoun Numéro spécial 31, Revue littéraire bimestrielle, Oran, 1960, 8e année, 74 pages.