En décrochant quatre Oscars dimanche soir, dont celui du meilleur réalisateur, la plateforme américaine a réussi son pari : devenir un acteur respecté du cinéma d'auteur. Jusqu'à quand le Festival de Cannes, en froid avec Netflix l'an dernier, va-t-il pouvoir ignorer la plate-forme ? Cette fois-ci, Netflix entre vraiment dans la cour des grands. En 2017 et 2018, la plateforme américaine avait déjà décroché deux Oscars : celui du meilleur court-métrage documentaire («Les Casques blancs»), puis celui du meilleur documentaire («Icare», film sur le dopage). Mais dimanche soir, elle s'est emparée de quatre prix, dont un majeur : celui de meilleur réalisateur pour Alfonso Cuarón avec «Roma». Cette splendide chronique en noir et blanc de la vie d'une famille mexicaine au début des années 1970 a aussi ravi les Oscars du meilleur film étranger et de la meilleure photographie, tandis que le court-métrage documentaire «Les Règles de notre liberté» (sur la stigmatisation des menstruations en Inde) gagne la quatrième statuette. Avec 14 nominations (10 pour «Roma», 3 pour «La Ballade de Buster Scruggs» des frères Coen et une pour «At eternity's gate» de Julian Schnabel), la moisson Netflix aurait pu être encore plus abondante. Mais la plateforme a gagné son pari : elle a obtenu la reconnaissance d'Hollywood et peut désormais rivaliser – sur le terrain de la légitimité artistique au moins – avec les grandes «majors» que sont 20th Century Fox, Warner Bros., Paramount, Columbia, la Metro-Goldwyn-Mayer ou Universal Pictures. Un lobbying intense en vue des Oscars Il faut dire que la firme américaine s'est donné les moyens de ses ambitions. Après avoir recruté Alfonso Cuarón, déjà oscarisé en 2014 pour «Gravity», elle lui a confié un solide budget de 15 millions de dollars et, une fois que «Roma» a été prêt à être diffusé, elle a orchestré une énorme campagne de promotion dans de nombreux pays. Depuis quelques mois, Netflix a mené un lobbying intense en vue des Oscars (projections privées pour les journalistes, soirées et expositions inédites, panneaux et affichages publicitaires, cadeaux distribués…), n'hésitant pas à dépenser entre 25 et 30 millions de dollars selon le New York Times… Soit le double du coût du film lui-même. Ce triomphe à Hollywood, qui fait suite à l'attribution du Lion d'or à «Roma» à la Mostra de Venise en septembre, va-t-il laisser insensibles les patrons du Festival de Cannes ? «Les discussions entre le Festival de Cannes et Netflix continuent, assure-t-on du côté du Festival. Mais il est encore trop tôt pour dire si l'édition 2019 accueillera des films Netflix ou pas». Un Festival de Cannes qui passe pour passéiste Alors que deux longs-métrages produits par Netflix (qui étaient donc seulement diffusés sur la plate-forme) figuraient dans sa compétition officielle en 2017, la Croisette a décidé l'an dernier de renoncer aux œuvres qui ne sortiraient pas en salles et de leur réserver les sélections «hors compétition». La plateforme américaine avait alors tranché en se retirant carrément du festival cannois… Tant que le Festival de Cannes impose une sortie en salles pour ses films en compétition, les productions Netflix n'auront pas droit de cité sur la Croisette : la loi française sur la «chronologie des médias» empêche Netflix de proposer à ses abonnés une œuvre moins de 36 mois après sa diffusion en salles… Mais le festival cannois n'a ni intérêt à voir des chefs-d'œuvre lui passer sous le nez au profit d'autres festivals ni bien sûr à apparaître comme passéiste. Alors le sacre de «Roma» à Venise, puis aux Oscars, et la collaboration de plus en plus fréquente de Netflix avec de grands cinéastes (Cuarón, les frères Coen, Soderbergh…) pourrait bien changer la donne. Dimanche soir d'ailleurs, la plateforme aux 139 millions d'abonnés dans le monde (dont 5 millions en France) a profité des Oscars pour diffuser une première bande-annonce de «The Irishman» de Martin Scorsese avec Robert De Niro, Al Pacino, Joe Pesci et Harvey Keitel. On y entend un échange entre De Niro et Al Pacino tandis qu'une cartouche vole de nom en nom dans une sorte de générique… qui s'achève sur sept lettres rouges, celles de Netflix.