La notion du pouvoir interroge notre imaginaire civilisationnel. Elle est marquée depuis le début de l'épopée musulmane, par une distinction affirmée dès sa naissance entre le pouvoir temporel dû à l'action du Prophète (QSSSL) et l'élévation spirituelle révélée par le Saint Coran. Ce domaine de l'implication humaine est subséquent de la différence de nature réalisée par l'Islam, entre les religions monothéistes d'une part, et le paganisme d'autre part. C'est de ce commandement céleste initial que procède le phénomène d'embryogenèse à l'œuvre dans la sphère arabo-musulmane accompagnant le déploiement en sécularisation originale des énergies matérielles en différentiation de soumission à la toute-puissance de la parole divine. Ce fut la condition fondatrice de l'expansion en fulgurance de l'Islam qui a nourri la capacité des Sahaba à défaire leurs adversaires sans recourir nécessairement à la guerre comme l'illustre la prise de La Mecque ou plus tard celle de Damas et bien d'autres ville d'importance, inscrivant en impulsions à partir du berceau d'un monothéisme pluriel, la démonstration de sa foi en un universalisme de confrontation pacifique exprimé jusque dans son nom (Islam pour Paix), comme option privilégiée de son expansion. Nous voyons pour notre part dans le pacifisme (traduit justement par les manifestants du 22 février 2019 en «Salmiya»), une référence aux sources d'une attitude civilisationnelle islamique première. Ce n'est pas le cas de l'histoire chrétienne européenne qui ne vit les princes et rois supplanter l'Eglise que dans des guerres de Cent ans closes par le Traité de Westphalie (1648), menant directement à la séparation violente du pouvoir exécutif de l'ordre divin. L'universalisme naturellement inclusif de l'Islam des autres religions monothéistes, fonde de facto la séparation du pouvoir temporel d'entre le pouvoir religieux mais dans l'affirmation de la prééminence du monde spirituel sur l'univers matériel. C'est cette subtilité qui a établi jusqu'à ce jour la nette distanciation entre une civilisation en prétention d'un pouvoir de l'éthique, d'un monde sanctionné en pouvoir de matérialisme historique. Si nous devions appliquer parfaitement les commandements coraniques dans la gestion de la cité, cette dernière deviendrait un Dieu alternatif, blasphème suprême tant l'unicité et la perfection des choses et des ordonnancements ne peuvent qu'être d'ordre divin. C'est bien pour cette raison qu'est affirmé à la Sourate III, verset 110 du Saint Coran : «Vous aurez été la meilleure communauté jamais produite aux hommes pour ordonner le convenable, proscrire le blâmable et croire en Dieu» (traduction du Coran par Jacques Berque dans l'édition Albin Michel, 1995). Aussi les Chouhada déclenchant le 1er Novembre 1954 étaient dans l'interprétation optimale lorsqu'ils posèrent le principe de l'instauration d'un Etat «dans le cadre des principes islamiques» se référant immédiatement aux règles de la morale (akhlaq) et des relations humaines (muamalat). Ils évitèrent de recourir aux vérités coraniques comme le feraient en confirmations les mouvements islamistes ou inversement en réfutations pour les tendances laïques se complaisant à revendiquer en position de domination culturelle interprétative, nos référents constitutionnels. Cela ne signifie aucunement que la tradition islamique elle-même n'ait pas cherché à traduire ces règles morales et relationnelles car elles ne sont pas figées dans le marbre des écritures révélées. Déjà Ibn Taymiya et avant lui Ghazali posaient les principes de la relativité des règles morales d'existence et soulignaient la variabilité des « muamalat» en fonction du temps et des lieux ouvrant tout grand à leurs successeurs un champ d'investigation philosophique mû par un processus jamais solutionné, d'interrogations en intentions divines. Ne dit-on pas systématiquement en bout d'une explication qui se veut pénétrante Allah ouaalam (seul Dieu sait)? Dès lors, des divergences de statut juridique, social et politique peuvent investir le champ du temporel établissant une véritable tradition séculière concomitante du questionnement fondamental à la relation divine. Le pouvoir dans cette perspective devient l'affaire de tous les hommes qui ont le monothéisme, c'est-à-dire la «Paix», en patrimoine commun. Il est d'autant moins plombé par une naissance univoque posant une relation dissymétrique entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, que l'Islam dès son commencement, se revendiqua d'une double inspiration des sources d'autorité, les écritures révélées d'une part mais éclairées d'autre part par la lecture du premier des musulmans, le Prophète (QSSSL) et sa Sunna. Cette double filiations d'ordre unilinéaire, ajoute un niveau de complexité et de plasticité en référents à l'autorité temporelle (le pouvoir) en ce sens qu'elle ne l'embrasse pas de manière immédiate, dans sa dimension d'un rapport de force en expression puisqu'il est stipulé en première intention dans un monothéisme pluriel, dans le cadre d'une matérialisation humaine, celle du Prophète (QSSSL). La violence ne devient légitime que dans l'action militaire contre le paganisme, si aucune autre alternative n'est possible. Il nous est donc aisé de dire que le pouvoir en Islam n'est pas pensé uniquement en termes de «monopole de la violence légitime» pour citer Max Weber car il n'est pas stricto sensu issu de «l'indivisibilité des pouvoirs souverains» pour reprendre une notion juridique en raison des conditions historiques de sa naissance. L'Islam, messager de paix S'il est fondé de voir dans les relations de pouvoir, l'expression d'une violence dont le droit ne fait qu'interpréter les codes, la civilisation islamique pose la question de la dissociation féconde entre la violence et la domination. L'Islam appelle pour lui-même et pour l'humanité, à une organisation d'égalité dans le cadre de la foi entre les monothéismes en cherchant à vider la hiérarchisation des rapports entre dominés et dominants dans un effort d'interprétation unique dans l'histoire des religions, de penser Dieu dans une relation apaisée en complémentarité et en résonnance d'intelligence aux autres. Dans cette vision cosmogonique, c'est la communauté des croyants dans la liberté de leurs engagements respectifs (chrétiens, juifs) qui s'unit dans l'exercice du pouvoir alors que chez Max Weber, imprégné de valeurs chrétiennes, c'est la violence qui pré-conditionne le pouvoir. Cependant, il faut noter que pouvoir et violence ne sont pas pour l'Islam complètement exclusifs l'un de l'autre, puisque il s'agit aussi d'imposer par la Guerre Sainte la révélation du monothéisme au reste du monde païen. Les rapports entre pouvoir et violence relèvent donc uniquement d'une nécessité impérieuse lorsque les conditions l'exigent, en défense de la foi et plus tard en défense d'un territoire musulman pour revenir aux débats politiques qui nous préoccupent aujourd'hui. Une chose reste certaine, violence et pouvoir n'impliquent pas d'automaticité et par conséquent n'en sont pas consubstantifs. Nous appréhendons mieux ainsi, le désarroi que fut pour la civilisation andalouse sa confrontation difficile avec la Reconquista, guerre imposée à son défendant par le monothéisme chrétien de la renaissance. De même, nous évaluons désormais à la juste valeur d'une immense escroquerie idéologique, les efforts de ceux du courant de la laïcité qui cherchent à réduire l'Islam à une dimension de violence innée, pour tenter de provoquer dans les sociétés musulmanes, une confrontation entre le fait religieux et l'Etat, de même amplitude que celle qui vu s'affronter ordre juridique et ordre moral dans une histoire particulière du rapport à la violence de l'occident chrétien. Il en est ainsi du slogan scélérat de «pouvoir assassin». A contrario, ce rapport très dialectique de la temporalité à la violence, illumine d'une projection crue la répression au nom de l'Etat dans les sociétés musulmanes qui se vivent par les peuples comme une très forte transgression des valeurs islamique, bien au-delà de la violence sociale en expression d'un ordre à sauvegarder. Combien de fois n'a-t-on entendu après une charge de forces républicaines en confrontations de manifestants des expressions de dépit du genre, «mayahachmouch, koufar». C'est pour cette raison profonde que nous interprétons le «Hirak» non seulement en ce qu'il nous dit des rapports sociaux en cours de réaménagements, mais en ce qu'il nous raconte dans son mode expressif de la «salmiya», en réinvention d'un rapport à la contestation qui emprunte aux valeurs islamiques des réflexes initiaux. De fait, le mouvement social s'inspire de la déclaration du 1er Novembre et imagine naturellement, presque organiquement son Algérie démocratique et sociale dans le cadre naturel de ses principes islamiques. Guerre idéologique contre l'Islam Le rapport entre violence et pouvoir en Islam est donc très particulier dans la manière de leurs interpénétrations respectives partielles. Il fonde une séparation d'immédiateté d'entre les pouvoirs de manière irrémédiable tout en maintenant une certaine propension à l'action prosélyte, ce qui place les instances législatives et judiciaires en réserve d'initiatives de l'instance exécutive dominée par la figure prophétique dans un premier temps avant d'être prolongée par l'action décisive des quatre premiers califats. C'est la raison pour laquelle l'instance exécutive doit rester le cœur de l'impulsion politique qui ne peut être féconde que si elle est encadrée de manière rigoureuse par les logiques judiciaires. Le parlementarisme dominant est une suite logique du constitutionalisme de la rupture radicale entre l'ordre religieux et l'ordre juridique et se place, de notre point de vue, en dehors des dynamiques profondes de notre civilisation. Par ailleurs, l'ordre du droit est inscrit dans la tradition islamique. Non pas seulement en raison des nécessités de l'évolution du monde mais en appui de la pratique très en avance sur son temps du Prophète (QSSSL) lui-même. Souvenons-nous de la première tentative du Prophète (QSSSL) de rentrer à La Mecque qui s'est certes soldée par un échec temporaire mais sur la victoire définitive d'un traité signé avec les Qurayshites qui promettait le libre accès à La Mecque aux tribus musulmanes pour l'année suivante. Alors qu'Ali Ibn Abi Taleb rédige le traité sous les directives du Prophète (QSSSL), il se scandalise du fait que les Qurayshites réclament que l'accord connu sous le nom de Traité d'Houdaybiya (628) soit paraphé de la signature de Abu El Qasim Mohammed Ibn Abdallah et non pas en sa qualité de prophète, messager de Dieu. Alors que Sayadna Ali fait part au Prophète (QSSSL) de son refus catégorique, ce dernier accepte sans aucune hésitation et posa de facto la séparation du divin de l'exécutif d'une part mais étend l'ordre légal au monde polythéiste puisque le traité engage l'ensemble des tribus converties à l'Islam, de même que les tribus encore païennes parties co-contractantes sans qu'il ne soit exigé d'elles une obligation de conversion. Le geste est d'une importance cruciale en ce sens qu'il affirme la suprématie du droit sur l'obligation divine faites aux musulmans de combattre les païens mais dans une mise en contextualisation ou l'ordre juridique sert aux intérêts bien compris de la propagation de l'Islam puisque l'année suivante, La Mecque s'ouvre aux musulmans sans qu'«aucune goutte de sang ne soit versée»... ou lorsque l'imaginaire civilisationnel s'entre-choque à l'actualité d'importance historique récente. Contrairement à la fable répandue par les laïques, la séparation des pouvoirs est marquée par le sceau du dernier des prophètes. Aussi établir l'Islam en tant que référent constituant en exégèse de principes établis bien avant le monde européen nous permettra de poser la question du constitutionalisme non pas comme un mouvement philosophique éclairé par «le siècle des lumières» mais pour reprendre l'expression pleine de sens de Sigrid Hunke par «le soleil d'Allah brillant sur l'occident». (À suivre)