Depuis le 22 février 2019, le pays vit à un rythme de changements effrénés sous une pression populaire constante, appliquée, pacifique. La superstructure, avec en son cœur l'Armée Nationale Populaire, a été poussée à l'extrémité de ses possibilités mais n'a jamais rompu. Alors que le spectre d'une guerre civile était ouvert durant toute l'année 2019, Peuple et Institutions, dans un moment de rare maturité dans la vie des Nations, ont su préserver l'essentiel. Par-delà les différences marquées, la sauvegarde de l'Etat-National, fut un sentiment partagé. Cela est en soi un immense acquis dont nous mesurons mal les effets de plus long terme sur les mentalités, tant il est en rupture avec la notion de Beylik qui imprégna les attitudes distantes entre société civile et édifices institutionnels. Indiscutablement le pacifisme fonde un nouveau rapport à l'Etat, comme un lieu de règlement possible des conflits et plus seulement comme plate-forme d'exercice du pouvoir confisqué ou d'enrichissement suspect, la première proposition nourrissant la seconde. Le pacifisme du «Hirak béni «sonne l'heure de la modernisation sociale du pays et donc de sa démocratisation inéluctable. C'est dans ce cadre de réflexion général qu'il faut mesurer la mobilisation autour du Covid-19 (Etat, secteur sanitaire, société civile), la politique volontariste de développement des zones d'ombre (équivalente à une redistribution plus juste des richesses) mais aussi la lutte contre les inerties de nature politique tant la symbiose prévaricatrice entre l'administration et les élites rentières compradores cherche à préserver un écosystème entièrement tourné vers l'exploitation et le détournement des hydrocarbures. Réflexions sur les évènements des dernières semaines... Pour ceux qui ont une mémoire politique de l'Algérie contemporaine, le discours prononcé par Si Abdelmadjid Tebboune à la Conférence Nationale sur le Plan de Relance pour une Nouvelle Economie qui s'est tenue au Palais des Nations mardi dernier, renvoyait à celui prononcé par feu Houari Boumediene à Constantine en 1975, juste avant le lancement des débats démocratiques sur la Charte Nationale. Mohammed Boukharouba y dénonçait déjà la bourgeoisie dont il sentait qu'elle cherchait à se défaire de l'emprise que l'Etat avait sur l'économie nationale. «Si jamais un gouvernement bourgeois s'installait dans notre pays avec ses appareils et sa police, le paysan et l'ouvrier ne connaîtraient que l'avilissement. Il va sans dire qu'une classe bourgeoise serait créée et serait pire que le colonialisme lui-même», disait-il. A 45 ans de distance, sous les dorures du Centre International des Conférences, le Président Si Abdelmadjid Tebboune explique à sa manière, devant un parterre de patrons discrédités par l'affairisme galopant, que s'il n'avait pas été mis fin aux dérives constatées, c'est l'Etat qui se serait effondré, et de prendre comme exemple illustratif le Venezuela. La prédiction du Président Boumediene s'est largement réalisée. Et si ce n'étaient la force du mouvement social du 22 février 2019 accompagné par la sincérité du Commandement militaire de la Nation, nous aurions vu se pavaner derrière la tribune principale de la salle des conférences, vendeurs de pastèques, de sucre, de pneus gonflés d'air et autres bonimenteurs des temps du matérialisme triomphant. Une infime partie de ces charlatans sont sous les verrous. L'essentiel de cette élite rentière, prévaricatrice, applaudissait à tout rompre Si Abdelmadjid Tebboune, lorsque ce dernier envoyait «au broyeur»les poursuites judiciaires qui pourraient à tout moment s'abattre sur les patrons margoulins. Nous désignons là ceux qui oublient de rembourser les prêts bancaires d'établissements financiers à capitaux publics, ressemblant comme deux gouttes d'eau, à des hospices de la charité adroitement ordonnée. La surprise se lisait sur tous les visages et nous aurions presque pu entendre des soupirs de soulagement lorsque Si Abdelmadjid Tebboune annonça que 12 milliards de dollars seraient certainement consacrés aux investissements en devises. Cependant, le président de la République n'a pas manqué de préciser sa pensée à travers quelques litotes se voulant faussement anodines. Comme celle d'un «investisseur»(Ali Haddad), cherchant à bâtir un gratte-ciel de 50 étages tout en émargeant au CNI (Conseil National de l'Investissement) aux fins de bénéficier d'abattements fiscaux et de prêts bancaires alors qu'il a raclé jusqu'aux fonds de tiroirs des banques publiques par milliards de dollars. Parions que beaucoup dans les couloirs luxueux du nouveau Palais des Nations se sont sentis concernés... En termes clairs, les grands projets nécessitant la mobilisation de fonds colossaux seront désormais à la charge du «privé national»et de leurs partenaires internationaux, en «project financing»et ne pourront plus compter sur les banques étatiques. Mieux encore, il est adroitement suggéré que l'argent sale établisse sa propre banque d'affaires pour financer les grands projets si cela venait à intéresser quelques parties. L'Etat de la flexibilité intelligente voulue par le président de la République considèrera même avec bienveillance tout investissement du «privé national» pour le développement de projets structurants comme ceux relatifs aux mines de fer ou de phosphates. Autrement dit le chef de l'Etat cherche à mobiliser l'argent qui fut illégitimement détourné de la manne pétrolière dans des secteurs qui serviront la Croissance du PIB et non pas celle de la balance structurellement déficitaire du commerce extérieur. Le boulet du grand patronat antinational C'est que, contrairement au début des années soixante-dix, les élites rentières sont désormais plus nanties que l'Etat lui-même. Le président de la République cherche de toute évidence à calmer le jeu du côté du patronat et de son argent sale, en sortie laborieuse d'un été riche en enseignements des dysfonctionnements administratifs, des coupures d'électricité, des distributions défaillantes de la Poste des primes et des pensions, des incendies de forêt nocturnes etc. Sans y voir une relation de cause à effet mécanique, force est de constater que cette politique de l'apaisement vis-à-vis d'un patronat flibustier cherche à préserver le climat politique pour mener à bien les réformes les plus urgentes, celles constitutionnelles et législatives à venir. C'est dans cette perspective qu'il faut aussi comprendre l'initiative de réforme des forces nationales qui emprunte le mode opératoire des AML (les Amis du Manifeste de Ferhat Abbas) en préparation des législatives de début d'année prochaine pour présenter un front de force contre le mur de l'argent sale, comme hier les nationalistes algériens ont su taire leurs divergences pour aller aux élections d'avril 1948 sous un seul mot d'ordre anticolonial. Mais le patronat et la haute administration étatique qui est à sa botte sauront-ils garder raison ? Rien n'est moins sûr. La meilleure preuve en est que la rencontre gouvernement-walis du 12 août dernier n'était pas une simple étape d'évaluation comme certaines fractions néo-rentières ont cherché à la présenter. Elle visait en réalité à la ferme reprise en mains des administrations, laissées depuis de nombreuses années aux desiderata de l'argent sale, aux privilèges des potentats locaux en reproduction du schéma général du régime bouteflikien du fait du Prince. Et que dire de l'administration douanière, de celle de la Sonatrach, de la Sonelgaz, des banques et d'autres encore, toutes au service des intérêts de la mondialisation ? Le chantier de la moralisation économique est gigantesque et ce n'est guère un hasard si la reconnaissance du président de la République s'est exprimée à l'endroit des paysans, producteurs de 25 milliards de dollars l'année dernière. En toute fin de visite, à la sortie de la salle des conférences un arrêt pour encourager de jeunes entrepreneurs dont tout le monde aura compris le grand espoir qu'ils nourrissent dans l'esprit du chef de l'Etat. Il fut clairement indiqué tout au long de ce discours marquant une volonté de tourner une page peu glorieuse de l'histoire du patronat algérien, que désormais la directive générale de l'action économique s'incarnera dans les potentiels de transformation de la petite et moyenne entreprise, fer de lance de la nouvelle économie politique, en particulier dans son volet agro-industriel. Il est fortement recommandé aux banques publiques d'accompagner ce mouvement de rénovation en une politique du crédit bancaire incluant, cela va sans dire, la finance islamique comme levier important des changements attendus. C'est bien un nouveau rapport social que cherche à mettre en œuvre Si Abdelmadjid Tebboune, pour aménager des marges de manœuvre à la reforme au sein d'une administration intéressée et réfractaire, en s'appuyant sur des classes moyennes, populaires, laborieuses, industrieuses, imbibées de valeurs morales islamiques, sans possibilités d'interférences, c'est-à-dire de nouvelles captations bancaires indues, par ce qu'il faudra désormais désigner par le capital du grand banditisme. L'importance stratégique de véritables classes moyennes L'enjeu à terme est bien celui-là. Si, comme il était attendu, l'Etat sécuritaire bouteflikien a échoué dans la production d'une bourgeoisie nationale digne de ce nom en raison même de la nature rentière de son régime, l'Etat du consensus modéré tebbounien saura-t-il fonder des classes moyennes solides sur la base d'une définition anti-rentière de l'économie nouvelle qu'il appelle de ses vœux ? La grande perspective stratégique que le «Hirak béni» a ouvert est bien celle du pacifisme du mouvement social, de la stabilité durable d'une culture véritable de l'Etat-National. Les institutions souveraines (plus précisément nos forces armées) sont en demande de telles évolutions car elles sont les meilleures garanties d'une transformation qualitative de la défense nationale vers les industries militaires et, au-delà, d'un nouveau paradigme mental dépassant le syndrome instillé à dessein dans notre opposition dites «démocratique» du poncif de la suprématie du militaire sur le politique qui n'a de sens que dans le cadre de la guerre de la déstabilisation idéologique qui est livrée aux peuples souverains. Les changements récents au sein de directions de l'ANP, intimement liées à l'élaboration de l'industrie militaire en gestation, sont particulièrement révélateurs de ces orientations qualitatives qui demandent plus que tout, du temps et de la sérénité sociale et politique. C'est éventuellement ici qu'il faut chercher les raisons profondes des inflexions politiques de Si Abdelmadjid Tebboune vis-à-vis d'un patronat dont les inconvénients sont bien plus nombreux que les avantages qu'ils étaient censés apporter avec une économie du marché réduite à celle du bazar et une «liberté» circonscrite à celle de l'accaparement illicite des richesses nationales. La situation au Mali, au Niger, en Libye et bientôt au Maroc où l'agitation du Rif n'est que la partie immergée de l'iceberg d'une contestation sociale radicale, exercent autant de pressions sur le seul pays du Maghreb arabe ayant des frontières communes avec tous les Etats maghrébins et sahéliens. C'est ce positionnement géostratégique unique s'enfonçant profondément en Afrique qui fait de l'Algérie une cible. Le rempart le plus efficace à de tels desseins consiste en la construction non pas d'une nouvelle muraille de Chine sur nos très longues frontières mais au renforcement d'un front national en acier qui sera une fonction linéaire de la place que prendront les classes moyennes dans l'ensemble des segments de la vie de la nation. Nous avons besoin de 10 ans de neutralisation de la guérilla interne qui nous est livrée par les puissances compradores pour nous hisser au rang qui nous sied. Les thuriféraires d'un jour au Palais des Nations devraient comprendre que la magnanimité du président de la République a des limites. Il reste que la meilleure des contraintes contre les champions du détournement se trouve dans la libération sans retour des énergies populaires des classes moyennes, par des réformes radicales et audacieuses à leurs bénéfices exclusifs.