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«Le Qatar est le gendarme de l'Otan dans le monde arabe»
Publié dans La Nouvelle République le 12 - 02 - 2013

Prise dans le cercle vicieux de la violence, la Tunisie traverse une crise multidimensionnelle, idéologique, systémique, etc. Un bilan bien sombre après la destitution de Ben Ali. Face à cette situation un gouvernement laxiste, produit d'une arnaque électorale.
Comme attendus, les signes avant coureur d'une recrudescence de la violence, ont été annoncés depuis décembre dernier par l'assassinat de Lotfi Nakhd, militant de Nida Tounès, suivi récemment de celui de Chokri Belaïd, et ce, au moment où les islamistes nourris et assistés par un Qatar aux desseins sournois, n'ont rien de trouvé que de faire l'apologie de la violence. Pas de solution venant de l'intérieur de la torpeur dans un monde dominé par une crise économique avec en prime ce cul de sac islamiste. Dans ce contexte, l'Algérie, aujourd'hui entourée de pays en crise où les puissances impérialistes occidentales jouent chacune leur partition en sous-main, a déjà annoncé sa couleur, en repoussant la menace djihadiste comme l'ont démontré ses forces de sécurité à In Amenas. Plus précis encore, Robert Bibeau nous présente une analyse économico-politique de cette situation. Pour rappel, Robert Bibeau est journaliste et expert canadien, en politique internationale qui a également occupé plusieurs responsabilités : enseignant en histoire, géographie et économie, responsable, coordonnateur membre de la Web-éducation en matière de programme informatique éducatif avec différents ministères, membre d'une douzaine de jurys nationaux ou internationaux dans le secteur du multimédia. La Nouvelle République : Quel bilan pourrait-on faire deux années après le changement de régime en Tunisie? Robert Bibeau : Pour analyser, comprendre et expliquer la révolte populaire tunisienne il faut remonter à Sidi Bouzid le 17 décembre 2010. Voici une «révolution» qui ne parvint jamais à trancher le nœud gordien de son passé compradore, et pour cette raison, elle piétine et tourne en rond depuis plus de deux ans maintenant (décembre 2010 à février 2013). Rappelez-vous, dans un geste dramatique le jeune Mohamed Bouazizi, maçon de sa condition – réduit à colporter fruits et légumes sur la place du marché – s'immole dans son quartier paupérisé. Face à cette torche humaine, symbole agonisant de la résistance aux exactions de la flicaille locale, avalisée par leurs officiers et haut gradés à rançonner tout métayer, marchand ambulant ou tenancier – ils doivent bien manger ces policiers et quand la solde est maigre et irrégulière les ripoux prolifèrent. Divers éléments sont frappants dans cette tragédie. D'un côté, l'indigence du petit peuple tunisien – on pourrait tout aussi bien écrire égyptien, libyen (maintenant qu'ils ont été soi-disant «libérés» !), yéménite, soudanais et malien – réduit pour partie à la mendicité, au chômage, aux petits boulots, à la débrouille sociale et aux petits larcins, trafics et criminalité en tout genre. De l'autre côté, face à cette misère humanitaire, une ploutocratie bien engraissée, enrichie par les prébendes laissées par les multinationales qui sucent le sang de la classe ouvrière tunisienne – on pourrait tout aussi bien écrire égyptienne, libyenne, yéménite, soudanaise et malienne – une oligarchie prévaricatrice, roublarde, spoliatrice, imposant son pouvoir opprimant, discrétionnaire et s'en mettant plein les poches au milieu du dénuement populaire. Au centre de cette division tranchée, entre ces deux forces opposées, toute une coterie de petits bourgeois, d'intellectuels, de politicailleux prétentieux, de journalistes et communicateurs gouailleurs, de petits dirigeants des sévices et de petits professionnels des services, commis de l'Etat, agent de répression et autres chantres de la «démocratie de participation», qui tous, parasitent le système d'exploitation, jouent les entremetteurs, s'agitent politiquement, singent les agissements des grands gourmands et spolient les petites gens et les manants – il n'y a pas de petits profits en Tunisie – et ils arnaquent ou matraquent ainsi ceux d'en bas, les ouvriers, les paysans, les artisans et les marchands ambulants et tous les autres paumés qui passent à leur portée. Face à cet état de fait, on constate un laxisme de la part du gouvernement tunisien. Comment peut-on expliquer ce laisser-faire ? La classe ouvrière n'étant pas organisée, ni dirigée, ni représentée sur l'échiquier politique national, nous avions déjà annoncé en décembre 2010, que cette révolte populiste serait dévoyée et en aucun cas transformée en révolution authentique (renversement radical de toute la classe politique et économique capitaliste monopoliste tunisienne compradore – et nous avions fait le même constat pour l'Egypte, le Yémen). Dès le début de la révolte populaire les classes intermédiaires, coincées entre les ouvriers et le peuple d'un côté et de l'autre les oligarques, les mandarins du pouvoir, les grands larbins à la botte de Ben Ali - le dictateur mafieux, lancèrent leurs slogans réformistes : «Cette guerre de classe est une guerre pour bénéficier de la démocratie des riches», entendez ceci : «Il y a des décennies que la même clique monopolise la mainmise sur la machine d'Etat et empoche les prébendes, les restants de plus-value, les profits usuriers abandonnés par les monopoles étrangers. Il est temps que l'on change la garde électoralement. À nous l'assiette au beurre et l'argent du beurre». Par milliers ces cliques et ces clans mobilisèrent leurs militants pour gagner l'élection mystifiante. L'oligarchie compradore tunisienne, prenant la mesure de l'ampleur de la jacquerie dans le pays, consentit à sacrifier l'ex-parrain Ben Ali qui partit en catimini se planquer chez son ami le roi d'Arabie avec tous ses profits mal acquis. Professionnels, petits marchands, fonctionnaires, journalistes et reporters, syndicalistes et petits seigneurs prévaricateurs restés si longtemps sur la touche, si loin du râtelier, crurent arriver l'heure de bouffer dans l'auge gouvernementale et de festoyer. Un écueil se présentait cependant – ils avaient demandé des élections et des élections ils en auront – et voilà que les intégristes – islamistes ont remporté la mise électorale et thésaurise aujourd'hui les petits profits. Pourquoi le peuple tunisien, que l'on dit musulman accommodant et modéré, a-t-il voté majoritairement pour des intégristes incommodants et immodérés ? Le peuple tunisien a réellement cru pouvoir jouer le jeu de la démocratie bourgeoise émancipatrice et il a cherché parmi les prétendants au trône étatique un parti politique qui était, par lui considéré, comme une véritable opposition à l'ancien régime, n'ayant en toute apparence jamais traficoté ou couché avec le pouvoir honni et cela sans compromis. Un parti, selon toute apparence, intègre – intégriste – sur le plan de l'administration publique et politique et surtout un parti promettant de mettre fin à la crise et assurant la reprise économique et des emplois, des emplois et encore des emplois permanents, honnêtes, payants pour survivre, manger et pouvoir se marier décemment. La droite salafiste-wahhabite en Tunisie a compris ces exigences et soutenue par les crédits du Qatar et d'Arabie, elle a su se présenter comme la réponse à toutes ces demandes justifiées. Pendant ce temps, la pseudo gauche militante a martelé son message «démocratique» pour changer de clique au pouvoir et pouvoir s'inviter au râtelier. La droite intégriste-intègre et apparemment désintéressée a donc remporté son pari. La pseudo gauche, désunie, chaque clique vorace souhaitant tirer l'auge vers son parterre grégaire, ne comprenant rien au désespoir du peuple tunisien, continue encore aujourd'hui de proclamer que la guerre des classes engagée vise à accéder à la «démocratie» bourgeoise et au droit de se dévêtir sur la rue, au droit au mariage libertin – opposé à la «charia», pour le droit de blasphème. Evidemment, le petit peuple tunisien qui ne mange pas de ce pain et ne mange pas à sa faim, n'a rien à cirer du droit au mariage libertin, déjà que les hétéros tunisiens ne peuvent pas se marier parce que trop pauvres pour acquérir un logement et faire vivre leurs enfants ou encore pour quitter le logis des parents. Vous assistez en Tunisie (en Egypte aussi), à la quintessence du crétinisme parlementaire totalement désincarnée des sévices qui accablent les ouvriers et le petit peuple délaissés alors que pendant ce temps la petite bourgeoisie déchire sa chemise non pas contre la famine et le chômage qui accablent le peuple et contre la paupérisation dramatique qui le détruit mais contre la «charia», la rhétorique et le sophisme islamiste (1). D'après-vous quelle lecture pourrait-on faire du récent assassinat du militant Chokri Belaïd ? Quant à l'exécution de Chokri Belaid – membre de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, devenu chef nationaliste du Mouvement des patriotes démocratiques – assassinat commandité par les Torquemada de la «fitna» islamiste, chacun pourra mesurer l'abîme des divergences qui oppose sa plateforme émergente aux revendications de la population dans cette oraison tirée de son anthologie : «Quand dans notre pays – le pays de Yadh Fadhel Ben Achour, le pays des réformes, du progrès, de la prestigieuse mosquée Zitouna et de son université - on laisse entrer ces tenants de la fitna et de l'ignorance... venus aussi des montagnes de Tora-Bora et d'ailleurs... quand on les laisse prêcher la violence dans les mosquées et les universités de Tunis... s'adonner à la violence... s'accaparait les prières du vendred». L'homme a-t-il été approché pour participer au gouvernement de coalition dont il était question depuis quelques temps (?). Une faction intégriste radicale aura voulu signifier au Premier ministre tunisien Hamadi Jebali son opposition à cette solution de compromission.... C'est une explication plausible. Pas plus qu'Ennahda, le Mouvement des patriotes démocrates et le reste de la droite et de la gauche tunisienne ne peuvent sortir la Tunisie de la crise internationale dans laquelle elle s'empêtre depuis quatre ans (2008). Pas davantage que ne peut le faire la droite salafiste-wahhabite-islamiste qui n'a pas livré la marchandise promise en dehors de
cette polémique oiseuse – superfétatoire – à propos de la nouvelle constitution et de la «charia» qui ne fournissent ni le pain ni le couscous à quiconque en Tunisie affamée (sauf aux législateurs, juges, avocaillons et constitutionnalistes de l'industrie du manuscrit constitutionnel). L'implication du Qatar dans les troubles qui secouent le monde arabe a été prouvée à maintes occasion ; d'après-vous cet émirat serait-il un simple pion au service des Occidentaux et à leur tête les Etats-Unis, ou au contraire, chercherait-il un quelconque leadership du monde arabe ? L'alternative que vous présentez est de fait identique à votre proposition initiale. Le Qatar qui est devenu le nouveau gendarme de l'Otan dans le monde arabe, ou le Qatar qui cherche à prendre le leadership du monde arabe, dans les deux cas vous décrivez le rôle de cet Emirat rétrograde dans la division impérialiste internationale du travail et du capital. Le Qatar possède d'immenses fortunes grâce à sa rente pétrolière imposante. Les capitalistes monopolistes qataris, imbriqués au capital impérialiste mondial, se sont fait attribuer le rôle de courroie de transmission entre les pays impérialistes encore dominants (mais sur leur déclin inexorable) et les peuples et pays arabes à exploiter, à soumettre, à dominer et à spolier afin de leur arracher leur précieuse plus-value et leurs ressources naturelles. Le Qatar utilise la rhétorique et le sophisme islamiste-nationaliste pour recruter des mercenaires qu'il arme, entraîne et lance contre les gouvernements récalcitrants (Libye, Syrie) ou contre les gouvernements déficients (en Tunisie au temps de Ben Ali, au Yémen, et au Mali aujourd'hui). La droite islamiste sévissant au Qatar, en Arabie, en Turquie, en Egypte ou en Tunisie n'a aucune prise sur la crise systémique de l'impérialisme mondial et ne peut évidemment garantir la fin de la crise, ni la reprise de l'économie, pas plus qu'elle ne peut créer les milliers d‘emplois promis, les logements manquant, ou stopper la hausse des prix inflationnistes, assurer la stabilisation des monnaies, ou endiguer l'infestation des marchés nationaux arabes par les produits étrangers, etc. Chacun, à droite comme à gauche, voudrait nourrir les ventres affamés par les plats indigestes de la constitution et des slogans de «libération» mensongers quand la dignité de manger n'est même pas assurée. Cet assassinat démontre que la Tunisie s'enlise sur les chemins constitutionnels et l'ornière des élections démocratiques bourgeoises qui ne règleront rien si ce n'est de reporter les islamistes au pouvoir. Et si ces élections anticipées portaient une coalition de gauche ou de centre gauche au pouvoir... rien ne serait amélioré, ni même changé. Que ce soit d'Egypte, de Syrie, de Libye, de Turquie ou de Tunisie, les slogans des Frères musulmans sonnent creux. L'islam n'est pas la solution à la crise économique systémique. Ainsi, un observateur de la scène politique arabe témoigne de ceci : «Monsieur Khairat Al-Shater est le numéro deux des Frères musulmans (d'Egypte Ndlr), et le représentant de son aile la plus conservatrice. Quant au richissime Hassan Malek, après avoir débuté dans les affaires en partenariat avec M. Al-Shater, il dirige aujourd'hui avec son fils un réseau d'entreprises dans le textile, l'ameublement et le commerce employant plus de 400 personnes (il y a aussi Farid Khamis, président d'Oriental Weavers, le plus grand fabricant mondial de tapis, ndlr). Ces hommes incarnent bien le credo économique des Frères musulmans en faveur de la libre entreprise, qui se conforme davantage à la doctrine néolibérale que la forme de capitalisme développée sous la présidence de M. Hosni Moubarak (ou de Ben Ali, ndlr). Les mêmes sévices entraîneront à coup sûr les mêmes souffrances et les mêmes sacrifices (2). Alors que le «tiers-monde» fut obligé d'embrasser les politiques du libre-échange et la discipline du marché impérialiste mondial juste pour obtenir des prêts asservissants de l'Occident (du Qatar et de l'Arabie), le résultat prévisible s'est produit : appauvrissement des masses populaires et exploitation accrue de la classe ouvrière pour rembourser ces prêts asservissants et la dette souveraine garantie par l'Etat compradore. L'adhésion de la Tunisie ou de l'Algérie au groupement du BRICS (les nouveaux impérialistes émergents) ne fera que déplacer le mal de l'épaule droite à l'épaule gauche – La Chine ou l'Inde comme créanciers spoliateurs ou la France, l'Allemagne, la Suisse et les Etats-Unis ? Qu'est-ce que ça change pour les travailleurs payeurs ? Au même titre que les autres pays arabes déstabilisés, la Tunisie est devenue un terrain de chasse des wahhabites ; comment d'après-vous les peuples arabes devraient-ils contrecarrer ce courant ? Je prendrai l'exemple de l'Algérie pour répondre à votre question sur la Tunisie. L'Algérie se trouve aujourd'hui entourée de pays en crise où les puissances impérialistes occidentales jouent chacune leur partition en sous-main, où le Qatar, ce nouveau gendarme du monde arabe, pêche en eau trouble et finance l'aile radicale des bourgeoisies nationalistes affublées des oripeaux usés de l'islamisme qui a pris la place du nationalisme. Mais l'Algérie a déjà connu, dans les années 1990, cette mystique nationaliste intégriste à propos de «L'Islam solution de tous les maux nationaux» ce qui lui a coûté des dizaines de milliers de martyrs. Alors, quand des djihadistes se sont échappés de leurs maîtres qataris et occidentaux sur la piste des puits au Sud du grand désert, la réaction du pouvoir d'Alger fut sans ambiguïté, pas de tergiversation, pas de négociation, pas de rançon, pas de prisonniers et pas de témoins. La prise d'otage fut réglée en un tour de main – message clair à tout récidiviste djihadiste – qu'on se le dise parmi la mouvance intégriste à la solde, si vous entrez en Algérie, ce sera pour mourir isolé ou dissimulé derrière vos otages exécutés. Je ne crois pas que la France ou le Qatar réussiront à enflammer l'Algérie pour se justifier d'attaquer l'Algérie qui a déjà donné de ce côté de la mystique intégriste. La classe ouvrière algérienne est la plus consciente du continent (avec celle d'Afrique du Sud) et je crois qu'elle est imperméabilisée face à l'islamisme radical (ce sont les jeunes de la classe dite «moyenne» – petite et moyenne bourgeoise – qui adhèrent à cette mouvance assassine trompée par la propagande des recruteurs à la solde d'agences de renseignements bien connues). Le danger le plus important qui guette la classe ouvrière algérienne ce sont tous ces partis de la soi-disant gauche nationaliste plurielle, réformiste et opportuniste. Quel avenir immédiat pour la Tunisie sous les feux de la révolte et de la répression? Aujourd'hui, en Tunisie, le peuple en est réduit à crier «Dégage» à une clique, puis à une autre, aucune n'apportant de solution véridique, d'autant que la crise économique systémique et structurelle de l'impérialisme n'a pas fini de s'approfondir et donc de les faire souffrir. La Tunisie ne bénéficie pas d'une imposante rente pétrolière et gazière comme l'Algérie ou la Libye. Elle ne peut donc acheter temporairement la paix sociale avec quelques redevances abandonnées sur place par les monopoles du pétrole. Et en ce qui a trait à la pseudo «démocratie» électoraliste par les riches et pour les riches, je vous laisse le soin de trouver un usage quelconque à cette «friandise» pour les peuples affamés et troublés du Nord de l'Afrique spoliée (3). _______________________________________ (1). Tunisie l'art d'avancer en arrière. (2). Légende du nouvel an au Mali. (3). La guerre de reconquête du Mali.


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