«Quiconque tue une personne non coupable d'un meurtre ou d'une corruption sur la terre, c'est comme s'il avait tué tous les hommes» (Coran, «Al-Ma'ida», v. 32). L'histoire contemporaine n'oubliera pas les noms de ces deux hommes qui, s'ils étaient en vie, auraient eu aujourd'hui presque le même âge. Le premier est Algérien et avait 34 ans à sa mort il y a plus d'une semaine, et le second Tunisien et avait 27 ans à son décès en janvier 2011. Ils sont tous les deux morts par immolation. Bouazizi a mis le feu à son corps parce qu'une policière l'avait giflé, tandis que Bensmaïl a été livré par des policiers à une bande d'assassins qui l'ont torturé puis carbonisé, avec la complicité active ou passive d'une foule de plusieurs centaines de personnes ressemblant à monsieur et madame tout le monde. Il faut d'abord parer au plus urgent : les policiers du commissariat de Larbaâ Nath Irathen devraient être immédiatement mis sous suivi psychologique et mutés ailleurs, si ce n'est déjà fait, car la scène qu'ils ont vécue en exécutant les ordres va les hanter jusqu'à la fin de leurs jours. À tout moment, ils pourraient disjoncter et perdre le contrôle d'eux-mêmes. Et ce n'est pas l'explication qui leur a été donnée qui les aidera à guérir. Ce ne sont pas eux les coupables, mais ils culpabiliseront infiniment plus que ceux qui leur ont donné de loin, de Tizi Ouzou et d'Alger, l'ordre de laisser commettre cet assassinat sans bouger. Ce sont ceux-là qui doivent être jugés, mais je suis sûr que le pouvoir qui a imposé à son pays une Constitution et une Assemblée nationale avec 4% des voix, ne le fera pas et continuera à collectionner les erreurs jusqu'à l'explosion de la machine. Ceux qui raisonnent comme ça n'ont pas leur place dans la police ou n'importe quelle autre institution de l'Etat, mais devant une cour de justice. Il faut situer le niveau de responsabilité de la prise de cette décision inouïe de laisser carboniser un citoyen à l'entrée d'un commissariat, devant des policiers obligés d'assister à un meurtre collectif, les bras croisés. Après avoir accepté le fait que la Kabylie rejette l'élection présidentielle, le référendum sur la Constitution et l'élection législative, ce qui l'a placée dans un sas d'éjection, il continue de la séparer du reste du pays sans s'en rendre compte et en croyant même bien faire. Je n'ose pas encore dire que c'est ce qu'il cherche pour mettre fin au Hirak. N'ayant aucune vision du monde, aucune culture de l'Etat de droit, ignorant ce que veut dire «l'esprit des lois», navigant à vue, colmatant les brèches au fur et à mesure qu'elles apparaissent et vivotant au jour le jour avec les réserves de change restantes, il n'évalue pas les conséquences de ses paroles irréfléchies et de ses actes fantaisistes, comme celui par lequel il vient d'excepter la Kabylie de l'application des lois nationales. C'est ce que signifie la permission donnée à des tueurs affiliés à une organisation séparatiste, le MAK, de s'emparer de la personne d'un non-habitant de la région qui se trouvait dans un véhicule de police garé à l'entrée du commissariat, de le martyriser, l'assassiner, l'immoler puis l'égorger. Après avoir autorisé la police à livrer un citoyen à la vindicte populaire et attendu qu'il soit mort pour arrêter les coupables, que fera-t-on demain face à des situations comparables dans d'autres régions ? Ce précédent rappelle la décision prise en 2002 de retirer la Gendarmerie nationale de la Kabylie. Aujourd'hui, c'est le respect de la loi que l'Etat retire de Kabylie, et ce n'est plus le séparatisme qu'il faut redouter mais son remplacement par le nihilisme. Ce précédent ouvre une ère extrêmement dangereuse pour l'unité du pays, car tout le monde sait maintenant que la loi algérienne ne s'appliquera pas en Kabylie chaque fois qu'on estimera qu'il y a risque de «dérapages sécuritaires». On verra où mènera cette «fhama». L'enquête sur l'assassinat de Djamel prend des proportions rarement connues dans les annales policières. Elle est devenue une «Touisa» où chacun apporte ce qu'il peut : un enregistrement-vidéo, un témoignage, une dénonciation, une spéculation, une rumeur... Mais, jusqu'à présent, aucune autorité judiciaire n'a présenté une chronologie précise des faits permettant de comprendre leur déroulé et d'en connaître le mobile, les commanditaires et les exécutants. Du côté du MAK aussi bien que du côté de l'Etat qui a disposé de la vie de Djamel sans le consulter. Construire une stèle à Larbaâ Nath Irathen à la mémoire de la victime lynchée comme je l'ai proposé, indemniser sa famille et donner son nom à une place publique de Miliana comme elle le souhaite, ne suffiront pas. L'affaire n'est pas que familiale. C'est la conscience nationale qui a été frappée dans ses profondeurs par ce crime, c'est elle qu'un pouvoir borné et incompétent est en train de détruire chaque jour un peu plus, à chaque parole non pesée, chaque décision de courte vue, chaque bêtise répétée. Les nombreuses vidéos qui circulent dans le cyberespace hanteront longtemps la conscience algérienne alourdie par ce traumatisme, après ceux de la décennie de sang. Un vaste débat public devrait s'ouvrir dans le pays, au lieu du silence inexplicable qui prévaut, car Djamel Bensmaïl sera peut-être le Mohamed Bouazizi algérien qui, par les conditions dans lesquelles il est mort, déclenchera des évènements qui changeront l'Algérie, dans le bon ou le mauvais sens. Cela s'appelle «l'effet papillon» ou «l'effet Quidamus», sur lequel j'ai beaucoup écrit en accompagnant les révolutions arabes entre 2011 et 2013.