Même si les problèmes spécifiques à chaque époque appellent des réponses renouvelées et adaptées, il n'en est pas moins vrai qu'il est possible – et parfois plus que souhaitable – de s'inspirer de la manière dont les grands esprits du passé ont pu aborder et résoudre les difficultés auxquelles, eux et leurs contemporains, furent confrontés. En un mot, il s'agit de remarquer que la sagesse est intemporelle, pour peu qu'on ne la confonde pas avec les formes particulières qu'elle a pu prendre face à un problème donné. Les grands porte-parole de la sagesse en Islam ont su conjuguer l'exigence d'authenticité dans leur cheminement intérieur avec le souci de l'équilibre et de l'harmonie dans la société. A ce titre, le cas de Ghazâlî est particulièrement remarquable. Abû Hâmid al-Ghazalî (1058-1111) a vécu à une époque marquée par le déclin du Califat abbaside et ce sont les sultans Seljoukides, appuyés par de puissants vizirs, qui exerçaient le pouvoir effectif. Dans notre précédent article du 28 septembre 2006 présentant le film d'Ovidio SalazarAl-Ghazâlî, l'Alchimiste du bonheur, nous avons attiré l'attention sur le fait que ce film montre bien à quel point le questionnement de Ghazâlî sur son époque troublée politiquement et socialement a eu un impact décisif sur son œuvre écrite pendant et après sa retraite spirituelle, c'est à dire entre 1095 et 1105. C'est le cas de son œuvre maîtresse qui s'intitule Ihyâ' 'ulûm al-dîn : La Revivification des sciences de la Religion. Le titre de cet ouvrage aux dimensions impressionnantes est particulièrement significatif : pour Ghazâlî, c'est par un redressement intellectuel que l'on pourra sortir des difficultés de tous ordres dont souffre la communauté musulmane. C'est parce que la compréhension de ce qu'est la réalité de l'Islam est trop rare que toutes sortes de dérives et de fanatismes deviennent possibles. On sait que Ghazâlî a beaucoup lutté contre l'obscurantisme sous toutes ses formes et en particulier contre le sectarisme des bâtinites qui n'hésitaient pas à recourir à l'assassinat pour faire triompher leurs idées. C'est ainsi que le protecteur et ami de Ghazâlî, le vizir Nizâm al-Mulk fut assassiné par un jeune bâtinite en 1092. Cet événement, douloureusement vécu par Ghazâlî, a certainement aiguisé la conscience qu'il pouvait avoir des dangers de l'ignorance et du fanatisme qu'elle peut engendrer. Mais qu'est-ce que le redressement intellectuel que Ghazâlî appelle de ses vœux ? La réponse est dans l'Ihyâ' lui-même qui s'ouvre par un chapitre intitulé Kitâb al-'ilm, le Livre de la science [2]. Ghazâlî y expose ce qu'il faut entendre par science et ce qu'est la connaissance véritable. Mais cela présuppose de clarifier dans un premier temps ce qu'il faut entendre par «intellect» ('aql). Ghazâlî expose les confusions largement répandues sur la notion d'intellect en faisant remarquer qu'elles sont inévitables dès lors que l'on ignore ce que sont l'homme et les facultés de connaissance dont il est doté : « Sache qu'il y a divergence en ce qui concerne la définition de l'intellect et de sa réalité. La plupart des gens sont surpris de voir attribuer à ce terme des significations différentes. C'est là la cause de leurs divergences ». De fait, on peut entendre le terme intellect en plusieurs sens. C'est, en effet, une faculté pluridimensionnelle qui permet la connaissance depuis le traitement des données des sens jusqu'à la connaissance transcendante des vérités spirituelles et métaphysiques. C'est évidemment cette dernière connaissance qui intéresse le plus Ghazâlî : « On désigne par le mot 'aqlla connaissance des choses dans leur réalité véritable ; en d'autres termes c'est une catégorie de la connaissance dont le siège est dans le cœur. Ce mot désigne ce par quoi s'opère la compréhension dans le domaine des sciences de la religion. » Qu'est-ce que le cœur de l'homme dont Ghazâlî nous dit qu'il est le siège de la connaissance véritable ? On sait que le Coran insiste en de nombreux versets sur le cœur comme organe de saisie et de compréhension du message divin : « Ce ne sont pas leurs yeux mais leurs cœurs qui sont aveugles ». (Sourate 22, v.46) « Il y a dans tout cela un rappel pour celui qui possède un cœur [capable de saisir]... » (Sourate 50, v.37) Ghazâlî expose en détail ce que désigne le cœur au sens spirituel : « Le cœur est un élément subtil, à la fois divin et spirituel (latîfa rabbâniyya rûhiyya), qui s'accorde avec le cœur physique. Cet élément subtil représente la réalité de l'homme ; c'est en lui que l'homme comprend, sait, connaît... ». Cela nous permet de comprendre que le dépassement de la raison s'opère par un accès au cœur. Cet accès ouvre la voie à la réalisation de la certitude intérieure et c'est précisément en cela que consiste la voie soufie. L'élément central de l'enseignement de Ghazâlî dans le Livre de la science est donc ce que l'on pourrait appeler une anthropologie spirituelle. Selon cette perspective, c'est parce que l'homme ignore qu'il possède une faculté de connaissance universelle et supérieure à la raison discursive qu'il cherche à réduire la religion à ce que cette dernière peut saisir. Dès lors, on assiste à un appauvrissement, à un rejet de tout ce qui dépasse le simple savoir rationnel, et il en résulte un dogmatisme théologique auquel Ghazâlî n'a cessé de s'opposer. A partir de là, Ghazâlî va organiser son message autour de trois axes : mettre en garde contre le juridisme stérile, dénoncer les dérives des «théologiens sans scrupule» ('ulamâ' al-sû') et mettre l'accent sur l'intériorité et la spiritualité à travers l'affirmation que la voie soufie constitue l'essence du message du Coran et du Prophète. Concernant le juridisme stérile Ghazâlî fait remarquer que le terme fiqh –qui a fini par prendre le sens de Droit ou de jurisprudence – a perdu son sens coranique et originel : « Ce terme a été appauvri et a été réduit à la connaissance des cas juridiques particuliers, des fatwas, des points de détail, de l'excès de verbiage, de la collecte minutieuse des avis dans ce domaine, de telle sorte que celui qui est le plus érudit et le plus préoccupé par ces choses sera appelé le plus versé dans lefiqh ». « Pourtant, ce terme désignait dans les premiers temps de l'Islam la science de la voie menant à la vie éternelle et la connaissance détaillée des maladies de l'âme ». Ghazâlî poursuit son argumentation en soulignant que dans le Coran le terme fiqhdésigne la compréhension intérieure que reçoit celui dont le cœur est éveillé. Il cite le verset suivant qui emploie un verbe tiré de la racine f-q-h : « Ils ont des cœurs avec lesquels ils ne comprennent (yafqahûn) rien ». (Sourate 59, v.13) Selon l'analyse de l'auteur de l'Ihyâ', ce sont les «théologiens sans scrupule» qui sont responsables de ce dramatique infléchissement et de l'appauvrissement de la signification du terme fiqh. On comprend dès lors qu'il mit tant d'énergie à les dénoncer : « Un théologien qui se limite à controverser et à faire l'apologie de son dogme sans cheminer vers l'Au-delà ni purifier son cœur ne saurait faire partie des véritables savants en religion (...) La théologie scolastique ('ilm al-kalâm) ne peut faire parvenir à la connaissance de Dieu, de Ses Qualités et de Ses Actes, ni à tout ce que nous est désigné par l'expression «science par dévoilement». Au contraire, la théologie scolastique est un voile jeté sur cette connaissance. On ne peut parvenir à Dieu que par l'effort spirituel (al-mujâhada) car Dieu en a fait un préambule à la guidance : «Ceux qui auront combattu en Nous, Nous les guiderons assurément sur Nos chemins. En vérité, Dieu est avec ceux qui pratiquent la vertu spirituelle ». (Sourate XXIX, v. 69). « Nous avons dit précédemment que le troisième axe du message de Ghazâlî dans le chapitre intitulé Kitâb al-'ilm est l'insistance sur la voie soufie. Il faut préciser que Ghazâlî avait étudié les enseignements soufis dès sa jeunesse. Toutefois, ce n'est qu'après son départ de Bagdad qu'il en découvrit toute l'ampleur et la profondeur, quand il prit la décision de vivre intérieurement cette voie et de ne pas se contenter d'une connaissance livresque et théorique. C'est en effet grâce à ce cheminement initiatique qu'il put avoir accès à la connaissance transcendante. Cette connaissance a comme origine, nous dit-il, la '«source de la lumière prophétique » : « Je suis resté en retraite dix ans : j'eus, durant cette période, le dévoilement de choses innombrables. Il me suffira de déclarer que les Soufis cheminent dans la seule Voie qui mène à Dieu le Très-Haut : leur chemin est le meilleur des chemins et leur voie la meilleure des voies. Ils se comportent de la manière la plus pure. Leurs actions comme leur repos, intérieurement comme extérieurement, sont tirés de la source de la lumière prophétique ; il n'y a point d'autre lumière à la surface de la terre pour s'éclairer ». La pensée dans le monde musulman a été durablement marquée par l'œuvre ghazalienne mais, à faire le bilan des maux dont l'Islam souffre aujourd'hui, il ne semble pas que les richesses qu'elle peut lui apporter soient épuisées. Et c'est bien le moins que l'on puisse dire. Finalement, le grand message de Ghazâlî dans sa Revivification est l'affirmation de la dignité de l'homme qui fut gratifié d'un intellect capable non seulement d'analyse logique et de pensée rationnelle mais aussi – et surtout – de connaissance spirituelle et transcendante. Cette disposition spirituelle est présente en chacun d'entre nous – et c'est ce que l'on appelle la «nature originelle» (al-fitra) – mais elle est voilée, étouffée par les tendances égocentriques inhérentes à la conscience individuelle. Il ne s'agit pas seulement de se défaire des défauts comme la jalousie ou l'avarice : l'individualité, en tant que telle, produit ce voile qu'est l'ego. S'engager dans la voie spirituelle c'est précisément recevoir les moyens intellectuels et pratiques, par la doctrine et les moyens de grâce, de dépasser l'illusion égocentrique, de s'en libérer et d'atteindre l'éveil intérieur. La dernière phrase du Kitâb al-'ilm sera aussi celle de notre présent article : «En résumé, celui dont l'œil du cœur n'est pas ouvert ne perçoit de la religion que l'écorce et l'apparence, non le fond et la réalité».