Pratiquer le jeûne durant le mois de Ramadan, de nos jours, est devenu un moment vital pour les musulmans de notre époque. Cette pratique éminemment religieuse nous aide, si elle est bien appliquée, à rester humain (surtout pour les musulmans occidentaux). Il y a bien ce moment communautaire, familial et « festif » avec la présentation de ses bons petits plats de rupture du jeûne sur « tik-tok », qu'il n'y a pas lieu de dénoncer ou de condamner, mais il ne faut pas oublier la finalité première de ce jeûne obligatoire : il nous aide, individuellement, à diminuer la part sombre qui travaille en nous, cette même part sombre qui prend par lambeau, tout au long de l'année, notre humanité, jusqu'à nous rendre insensible à la souffrance des autres, à l'injustice et à Dieu Lui-même. Le Prophète (ç) nous a prévenus qu'à notre époque trois choses seront difficiles à trouver : « un frère en Dieu (akhoune fi llah), de l'argent licite (dirhamoune halal) et une science profitable ('ilmoune moustafade) ». Jeûner le mois de ramadan en 2022 dans un tel contexte, ce n'est pas ce qu'il y a de plus pénible ; ce qui semble réellement difficile pour les croyants, c'est plutôt la direction que prend l'humanité, et plus précisément son « élite ». Dans le hadith Jibril le Prophète (ç), nous l'avions dit ailleurs, avait annoncé que parmi les signes des temps, il y aura le surgissement d'une génération qui rompra avec la Tradition (« lorsque la mère enfantera sa maîtresse ») et qu'il y aura de graves dissensions au sein des pouvoirs politiques orgueilleux à cause de leur démesure (« lorsque des hommes en guenilles construiront de très hautes bâtisses ») ; ces signes sont déjà derrière nous. Le Prophète (ç) avait, également, bien décrit l'état de nos sociétés en prévenant que « les commerces seront innombrables (la société consumériste), que les mosquées donneront la parole à des pervers (ne sachant plus faire la différence entre le savoir et la communication-manipulation) et que les personnes fortunées seront grandies, vénérées et écoutées (au détriment du sage) ; aucune demeure ne sera épargnée par l'usure (riba) et pour celle qui y résistera, elle en sera néanmoins touchée par sa poussière (rourabaha)». Concernant la pratique même du jeûne, le Prophète (ç) a rappelé que, parmi nous, il y aura des musulmans qui « ne tireront de leur jeûne que la faim et la soif en ayant laissé échapper les bienfaits spirituels de ce mois » ; parmi ces bienfaits, il y a le fait d'aiguiser sa vue intérieure que les maîtres ont appelé « l'œil du cœur ». Il y a une parole du Prophète (ç) qui rappelle ce don : « Lorsque Dieu veut du bien à quelqu'un, Il suscite en son for-intérieur une conscience qui l'exhorte à faire (le bien) et à ne pas faire (le mal) ». Qui ne rêverait pas, en ces heures de grands troubles, d'avoir un tel don ? Plus que jamais, la parole du Prophète (ç) qui assimile le mois de Ramadan à un moment vital de « purification-régénération » est d'actualité car, plus que jamais, l'homme vit à l'extérieur de lui-même, devenant toujours un peu plus oublieux de son Origine et ignorant sur sa Vocation ; et les musulmans ne font pas exception, car l'on peut pratiquer un rite sans reconnaître son Origine, ni même avoir le souci de son salut. Ce ramadan est effectivement spécial puisqu'il survient à un moment où le monde change son centre de gravité, car « lorsque Dieu décrète la fin d'une société personne ne peut arrêter sa disparition » (Coran). Beaucoup de musulmans oublient que, pendant que les hommes agissent pour aller vers leur destin, Dieu agit pour équilibrer l'ordre du monde. La pratique du jeûne obligatoire est un pilier de la remémoration spirituelle (Dhikr) ; une remémoration qui doit nous aider à nous frayer un chemin vers notre moi-réel, empêché par notre moi-dominateur. Comme l'a si bien dit l'imam Al Junayd, qui fuyait les foules et était l'ami de l'imam Al Muhassibi : « sache que tu es voilé à toi-même par toi-même et que tu ne parviendras à Lui (Dieu) que grâce à Lui ». L'imam voulait signifier que si l'initiative et l'effort incombent à l'homme (juhd), l'agrément de la démarche religieuse (rida) ne peut provenir que de Dieu. S'il est un pilier du dhikr (remémoration spirituelle), le jeûne est aussi une ascèse du corps, mais il est surtout une purification pour notre esprit. « Le jeûne vous a été prescrit comme à vos devanciers, peut-être atteindrez-vous la piété » (C.2, 183) révèle le Coran, et en ce sens, le musulman est dans la continuation d'une tradition et non dans la rupture (on sait que le Coran condamne ceux qui rompent les liens). Le propos d'Ollivry-Dumairech est assez juste et résume bien la signification du jeûne en Islam : « le jeûne, entendu comme privation volontaire ponctuelle (tark), travail sur soi, dit le refus d'être esclave, le refus de devenir « objet », d'être manipulé, instrumentalisé, exploité. Ce sevrage, ce détachement libérateur, cet effort permet l'avènement du « sujet humain » dans toute sa dignité : il permet la libération de l'Être et la conquête d'une liberté intérieure ». Le jeûneur doit, ainsi, soustraire plutôt qu'additionner et épurer plutôt que s'intoxiquer. Draz l'avait bien analysé en rappelant que l'effort (juhd), c'est d'abord « un combat dans l'obscurité » en déracinant nos mauvaises inclinations, avant d'engager un « combat spirituel dans la lumière » en ensemençant notre esprit par des actions saines et vertueuses. Enfin, pratiquer le jeûne du mois de ramadan à une époque où la vitesse structure nos comportements, cela nous oblige à préparer notre petite besace contenant « notre nourriture spirituelle » et qui nous aidera à traverser le désert moral et intellectuel de notre époque, qui ne cesse de grandir. On trouvera dans notre besace le dhikr (le tahlil principalement – Il n'y a de dieu (de Réalité) que Dieu (le Réalité-ultime) qui nous permet de concentrer notre attention sur la « Réalité-ultime » (Allah) et limiter notre dispersion psychique. L'intention (niya) doit, quant à elle, nous permettre de mobiliser notre volonté pour l'orienter vers le Bien ; c'est elle qui « transforme le métal vil en or », qui redonne la vie à nos actes morts. Enfin, il est important de surveiller ses pensées pour filtrer ce qui est sain pour la vie du cœur, ce que les maîtres de l'ascèse islamique appellent la « mouraqaba ». Dhikr (la remémoration spirituelle), niya (l'intention morale purificatrice) et mouraqaba (la garde du cœur) composent le triptyque, certes, difficile à réaliser pleinement surtout lorsque nous avons pris l'habitude de le désactiver tout au long de l'année, mais qui n'en reste pas moins essentiel pour regagner notre part d'humanité perdue. Un vivifiant et généreux ramadan à tous !