De quoi avons-nous besoin pour « vivre bien » ? La venue du mois de ramadan et la pratique du jeûne représentent une belle occasion, pour le musulman, de faire le point sur son mode de vie et, plus particulièrement, sur son rapport à l'alimentation. Cette problématique n'est pas anodine, elle revêt une importance cruciale dans le contexte d'une économie d'abondance et d'une consommation de masse qui ont bouleversé quelques notions de base de la conception du monde et du cheminement spirituel du musulman. Dans la démarche spirituelle, le combat contre les penchants, en commençant par l'excès dans la nourriture et la consommation de viande, fait partie des fondamentaux sans lesquels le croyant ne pourra jamais consolider son cheminement vers Dieu. Se limiter, alors qu'on a les moyens de consommer Parmi les proches du Prophète, 'Umar a toujours tenu une place emblématique, du fait de son caractère fort et de sa place de Commandeur des croyants qui lui octroyait, en principe, beaucoup de privilèges qu'il a délaissés. Hafç ibn Abî al-'Âç en donne une illustration à travers une situation où, avec des convives, il était en compagnie de 'Umar : « 'Umar avait l'habitude de dire : "N'ôtez pas le son du blé pour raffiner la farine, car vous avez là un plat complet." À ce propos, on lui a présenté des morceaux d'un pain épais ; il s'en est saisi pour en manger en nous invitant à faire de même mais nous nous en sommes abstenus. Voyant cela il nous en a demandé la raison. Je lui ai dit : "Par Dieu, Oh, chef des croyants ! Nous préférons retourner à une nourriture bien plus tendre que celle à laquelle tu nous convies." Il m'a répondu : "Oh, fils de Abû al-'Âç, ne vois-tu pas que, si je le voulais, j'ordonnerais qu'on m'amène une chevrette bien grasse, puis qu'on la tonde et qu'on la mette à la broche ? Ne vois-tu pas que, si je le voulais, j'ordonnerais qu'on me livre une mesure ou deux de raisins secs, puis je les mettrais dans une outre que je remplirais d'eau afin qu'ils deviennent comme du sang de cerf [9] ?" Je lui ai dit : "Oui, Oh, chef des croyants ! Tu ne vis pas d'ostension !", "Tout à fait, m'a-t-il répondu, Par Dieu, en dehors duquel il n'existe point de divinité, si je ne craignais pas que mes bonnes actions n'en soient diminuées au Jour de la résurrection, je me serais associé à vous en cette vie [de luxe] ! Mais j'ai entendu Dieu dire à des gens : "Vous avez dilapidé vos bonnes choses – tayybâtukum – durant votre vie terrestre et vous en avez joui pleinement[10]". » Il existe encore de nombreux textes, dans l'historiographie musulmane, qui détaillent les multiples facettes de la modération des personnages des premiers temps de l'Islam. Ces descriptions sont bien loin du luxe et de l'opulence dépeints par les chroniqueurs musulmans au sujet du mode de vie des sultans et des gouverneurs dès le règne omeyyade, en contraste avec les pratiques soufies qui se vont se répandre au sein des populations musulmane à la même époque. L'un des proches compagnons du Prophète, Jâbir ibn 'Abdillah, rapporte à ce sujet l'anecdote suivante : « Ma famille désirait manger de la viande, et je suis parti en acheter. Sur ma route j'ai croisé 'Umar ibn al-Khattâb qui m'a demandé ce que je portais et je lui en ai fait part. Il m'a dit : "Est-ce qu'à chaque fois que l'un d'entre vous désire quelque chose il le met dans son ventre ? Ne craint-il pas d'être concerné par ce verset du Coran : "Vous avez dilapidé vos bonnes choses[11]" ? » Ibn al-'Arabî considère qu'il s'agit d'une « condamnation, de la part de 'Umar, de la facilité de Jâbir à acheter de la viande au lieu de se contenter de pain et d'eau, car la facilité à accéder aux "bonnes choses licites" développe chez l'individu un caractère de dépendance forte et il prend l'habitude de les savourer de manière excessive. S'il en est privé, il cherchera à tout prix à les obtenir, quitte à flirter avec le domaine équivoque ou à consommer des produits totalement illicites. Tout cela est la conséquence de sa dépendance aux plaisirs, accentuée par son "penchant instigateur du mal" – al-nafs al-ammârh bil-sû'. 'Umar a adopté l'attitude qui consiste à prévenir, en amont, toute possibilité de succomber à ce penchant. La règle qui encadre cette problématique et qui doit être suivie est donc la suivante : chacun doit manger ce qu'il trouve à sa portée, que cette nourriture soit agréable ou que ce soit un morceau de pain sans sauce, sans faire d'efforts superflus ni de manières pour accéder à des nourritures savoureuses, si bien qu'elles deviendront une habitude pour lui. Car le Prophète était rassasié lorsqu'il trouvait une nourriture, et il endurait en gratitude en cas d'indigence. Il mangeait des nourritures sucrées lorsqu'il le pouvait, le cas échéant il consommait du miel, il mangeait de la viande quand cela lui était accessible, mais il n'en faisait pas un principe ni même une habitude. Le mode de vie du Prophète est explicité dans les sources de la tradition musulmane, et la pratique des compagnons a également été transmise à travers les âges. Quant à notre époque, au sein de laquelle les choses illicites occupent une place prépondérante et les richesses sont corrompues, il est difficile d'y échapper ; c'est Dieu qui octroie la sincérité et qui aide à se préserver par sa mansuétude[12].» La simplicité n'est pas une vue de l'esprit J'ai retranscrit quelques propos de théologiens et exégètes du Coran pour que chaque lecteur puisse se faire une idée personnelle de la façon dont ils étaient capables de réfléchir à la problématique de la consommation et du rapport à l'environnement, au-delà du simple prisme du droit et de la dialectique licite/illicite.Aujourd'hui, le même type de question doit être posé dans un contexte mondial où l'opulence dans laquelle vivent certains humains n'a d'équivalent que l'indigence extrême dans laquelle vivent certains autres. De même, l'industrialisation de la production de nourriture a entraîné des dérégulations particulièrement inquiétantes, tout en rangeant les végétaux et les animaux dans le champ des « choses » au service des désirs de l'humain et de sa consommation sans limites. Il s'agit, pour le cheminant, de ne pas se laisser emporter par cette spirale. Dans un tel contexte, le minimum pour un musulman doit être de se questionner sur l'interaction entre son mode de vie, ses pratiques de consommation et son lien au divin. Omero Marongiu-Perria (Suite et fin) [1] Ibn Hajar al-'Asqalânî, Fath al-Bârî bi-charh çahîh al-Bukhârî (La victoire du Créateur par le commentaire de l'Authentique d'al-Bukhârî), Dâr al-Fikr, Beyrouth, 1991, tome 10, Chapitre de l'union conjugale, hadith n° 5063, p 132. [2] Al-Nawawî, Çahîh Muslim (L'authentique de Muslim), Dâr al-Kutub al-'Ilmiyyah, Beyrouth, 18 tomes, tome 9, chapitre de l'union conjugale, hadith n° 1401, p 175-176. [3] Shihâb al-Dîn Abûl-Fadhl Ibn Hajar al-'Asqalânî : (1372-1449), traditionniste et juriste de l'école chaféite, d'origine égyptienne. Il est l'auteur du commentaire de l'ouvrage de hadith L'Authentique de al-Bukhârî, paru sous le titre Fath al-Bârî (La victoire du Créateur). [4] Ibn Hajar al-'Asqalânî, Fath al-Bârî..., op. cit., tome 10, p 133. [5] Abû 'Abdillah Muhammad al-Qurtubî : (1214-1273), théologien et juriste musulman d'origine andalouse, né à Cordoue. Son exégèse juridique du Coran jouit jusqu'à ce jour d'une notoriété incontestée. [6] Abû 'Abdillah al-Qurtubî, Al-Jâmi' li-ahkâm al-qur'ân (La somme des canons du Coran), Dâr al-Fikr, Beyrouth, 1995, 10 tomes, tome 3, pp 195-196. [7] Ibid., tome 8, p 186. [8] Al-Nawawî, Çahîh Muslim, op. cit., tome 10, chapitre du divorce, hadith n° 1479, p 82. [9] Le sang de cerf est utilisé depuis l'antiquité comme une nourriture fortifiante. [10] Abû 'Abdillah al-Qurtubî, op. cit., tome 8, pp 187-188. Ce récit est référencé dans les ouvrages de plusieurs chroniqueurs musulmans tels que Ibn Sa'd, Ibn 'Asâkir et Ibn Hajar al-'Asqalânî. [11] Ibid., p 188.