Topographie et Histoire générale d'Alger est le livre premier de la Topographia general de Argel du bénédictin Diego d'Haëdo, captif espagnol, qui séjourna à Alger de 1578 à 1581. Il n'est donc pas inutile de répéter d'emblée ici ce que nous avons déjà dit dans notre présentation de l'Histoire des Rois d'Alger – Epitome de los Reyes de Argel -, du même auteur. L'un des traducteurs du présent texte, le Dr Monnereau – au demeurant un savant très éclairé qui, au passage, ne manque jamais de battre en brèche certaines assertions fausses et incongrues de Haëdo par des notes pertinentes -, à l'instar de beaucoup d'historiens de son siècle, nie carrément la réalité du séjour de Haëdo à Alger : «On sait qu'Haëdo, qui n'est jamais venu à Alger, a écrit son livre d'après des renseignements fournis par les nombreux captifs chrétiens qu'il racheta au nom de l'archevêque de Palerme». Mais voici déjà plus d'un siècle que la découverte d'un manuscrit du Père Dan (Les illustres captifs), conservé à la Bibliothèque Mazarine, a irréfragablement établi qu'Haëdo a séjourné à Alger, mettant ainsi fin à la thèse négatrice qui avait jusque-là prévalu dans les milieux savants de l'époque. Contrairement à l'Histoire des Rois d'Alger – où l'on voit Haëdo s'appesantir beaucoup plus à la succession des souverains et aux événements de l'histoire politique du gouvernement ottoman de la Régence au XVIe siècle -, la Topographie privilégie une vision ethnographique, où l'intérêt va toujours en priorité à la vie quotidienne et aux mœurs des Algériens. Le regard qu'Haëdo porte sur le relatif cosmopolitisme des habitants civils et militaires du pays est celui d'un ecclésiastique bénédictin, fanatiquement attaché à la foi chrétienne, en dehors de laquelle il ne peut concevoir d'autre voie de salut et à laquelle il rapporte tous ses jugements de valeur. Cet état d'esprit le porte souvent à un aveuglement très choquant par rapport à l'islam qu'il connaît très mal et de manière superficielle, à tel point que son texte fourmille d'inexactitudes, de faussetés et de préjugés des plus grossiers. Notre auteur a-t-il pu acquérir, durant sa courte captivité, une assez bonne connaissance de l'arabe, du kabyle ou du turc ? Cela est hautement improbable, et il n'est que de voir de quelle façon fantaisiste il orthographie les noms de personnes ou de lieux et les termes vernaculaires, ainsi que le sens qu'il assigne à ces derniers pour penser le contraire. Avec ce lourd handicap linguistique, il est logiquement présumable qu'Haëdo a surtout bénéficié pour son instruction de ce qui se colportait parmi les nombreux captifs chrétiens et renégats ignorants, faune humaine misérable et ignorante auprès de laquelle il glanait ses informations. Pourtant, abstraction faite de ses vices congénitaux, la Topographie demeure une mine de renseignements géographiques, historiques, socio-économiques, culturelles et religieuses de tout premier ordre, et qui prend une dimension exceptionnelle, eu égard à l'absence de sources locales plus sérieuses, plus fiables et plus complètes. C'est le gouvernement d'Alger sous toutes ses coutures qui y est dépeint : la fondation d'Alger et l'origine de son nom, la description de ses murailles, de ses portes, de ses basions, de ses châteaux forts, de ses rues et de ses maisons ; les différentes catégories des habitants qui y vivent, leurs mœurs culinaires et vestimentaires, leurs coutumes matrimoniales, la description du mobilier des maisons ; la place, le rôle et l'importance du corps des janissaires au sein du pouvoir, l'organisation de la course en mer et les règles de répartition du butin ; les marchands et artisans, les marabouts, les juifs d'Alger, les langues usitées en Alger et les monnaies qui y ont cours, les mœurs sexuelles, les fontaines et édifices publics… Notons qu'Haëdo va même se forcer à reconnaître, dans un chapitre spécial, qu'il y a quelque chose de bon chez le Turc et le Maure : «Dieu n'a créé aucun être sans le doter de quelque bonne qualité ou vertu, bien qu'elle soit quelquefois cachée pour les hommes. En effet, nous voyons que la vipère, animal si venimeux, sert dans la composition de la thériaque et qu'avec combien de poisons on fait de très excellents remèdes. Je dis cela parce que les Maures et les Turcs d'Alger ne laissent pas d'avoir quelque chose de bon, et de posséder aussi quelques vertus humaines et naturelles qui, bien que pas assez nombreuses pour faire excuser leurs grands vices, doivent cependant être signalées et décrites». En conclusion, disons-le tout net : en dépit de sa tonalité sectaire et des nombreuses faussetés et inexactitudes qui en entachent parfois la qualité testimoniale, l'œuvre d'Haëdo reste, à défaut d'un texte plus fiable et mieux élaboré, d'une valeur documentaire irremplaçable pour tous ceux, spécialistes ou amateurs, qu'intéresse de bien connaître le fonctionnement des rouages du gouvernements turc d'Alger au XVIe siècle et les multiples aspects de la vie quotidienne des différentes communautés soumises à son autorité.