Ainsi en est-il en général, dans notre modernité, de l'intelligence en place, reconnue et bénie. Ainsi en est-il de nombre de commentaires sur la crise, après le «ouf» de vendredi dernier (19 septembre). Ainsi en est-il de la ministre des Finances, affirmant avec assurance, comme si le fait de n'avoir rien vu venir lui donnait qualification pour reconnaître mieux qu'aucun autre ce qui est en train de venir, que «le risque de crise systémique est derrière nous…» Citant une fois encore l'inépuisable phrase de Montherlant, – conseil à la ministre : «Va jouer avec cette poussière.» Passons aux choses sérieuses • Les «choses sérieuses», c'est l'évaluation qu'on peut faire de l'action des dirigeants américanistes face à la crise. Sans surprise, on les décrira comme constamment pris par surprise. En un mot, ou en quelques-uns disons : ils n'ont rien vu venir, ils n'avaient rien prévu, ils ont décidé les choses pressés par les événements, le dos au mur, le pistolet sur la tempe. Il était moins une, à peu près GW Bush, avec la candeur qui le caractérise parfois, n'a pas caché cet historique piteux de la crise. Ainsi The Independent du 21 septembre nous signale-t-il la chose : «But, after Friday's heady rises in the US Dow Jones (up 3.4 per cent) and UK FTSE (up 8.8 per cent), President George Bush had some sobering words. He acted so boldly, he said yesterday, only after realising just «how severe the problems were». «The President said his first instinct was to let the free markets work. But then he heard from experts who said the problem was so significant and so deep that massive federal help was needed. “America's economy is facing unprecedented challenges, and we are responding with unprecedented action, M. Bush told reporters in the White House rose garden.» Les autres acteurs de la crise sont encore plus abrupts, telles que les choses ont transpiré. Les quelques mots ci-après nous font saisir l'intensité de la crise d'une part, l'intensité de l'urgence et de la pression qui pesaient sur eux, particulièrement dans ce moment fondamental entre le jeudi 18 et le vendredi 19 septembre où commença à être décidée la mise en place d'un énorme système d'absorption des «dettes pourries». «The Treasury Secretary, Henry Paulson, and Federal Reserve Chairman Ben Bernanke used even stronger words. They met congressional leaders on Thursday night, after which Senator Charles Schumer of New York said: «When I heard his description of what might happen to our economy if we failed to act, I gulped.” And a congressional aide on a telephone conference call between the Federal Reserve, Treasury and lawmakers said that Mr Bernanke issued a stark warning: “If Congress doesn't act soon, there will be an economic meltdown.» Panique, panique Cela nous conduit à revenir sur deux notes que nous avons publiées dans notre Bloc-Notes des 18 et 20 septembre. Dans la première, qui rendait compte de la situation du 17 septembre aux USA, nous décrivions cette étonnante circonstance d'une direction US envisageant de ne rien faire pendant un certain temps parce que «personne ne sait ce qu'il faut faire». Dans la seconde, nous rapportions la description frappante de la situation dans les heures qui précédèrent la décision du 19 septembre, par Maggy Lake : «Many experts here in the United States say we were hours away from a run on banks that would have plunged the global economy into depression. Not recession. Depression. And not just the U.S. Make no mistake, there was panic. Money managers with years of experience were telling me they simply did not know what to do, or where to turn. That may explain why the biggest group of free market advocates are embracing the biggest government intervention since the 1930s.» Nous déduisions de cette description, confrontée à la note précédemment citée, que la direction US ne savait quoi faire après le sauvetage de la compagnie d'assurances AIG, qu'elle s'était ensuite soudain trouvée confrontée à une situation d'une telle urgence qu'il avait aussitôt fallu agir. La chose est confirmée par ce qui a été dit depuis, notamment tel que le rapporte The Independent. On peut avancer que la même situation s'était produite deux jours plus tôt, justement avec l'affaire AIG, – lorsque dans les textes cités dans la note du 18 septembre, se glisse cette précision : «Senate Majority Leader Harry Reid – who also complained that he didn't know a bailout of AIG was in the works…» Il n'y a dans ce cas aucune raison pour l'administration et pour Bernanke de dissimuler une telle action («rachat» de AIG pour $ 85 milliards), bien au contraire; toutes ces affaires fondamentales se traitent en mode bipartisan, avec le Congrès qu'on doit tenir informé parce qu'il doit être prêt à entériner sous forme de lois les décisions de l'administration. L'explication de bon sens, bien accordée avec le reste du récit, est que Bernanke et Paulson ont du prendre la décision concernant AIG en toute urgence, déjà pris par surprise et pressés par les événements. La question du diktat Nous avons estimé, le 20 septembre, que «la crise a tué le diktat». Certains lecteurs réagissent en observant que la chose n'est pas nécessairement morte. Il nous semble qu'ils confondent souvent «diktat» et «dogme». Le «diktat» («ce qui est imposé»), c'est la contrainte intellectuelle et, dans le cas envisagé, l'interdiction de penser autrement que selon le «dogme», sous la menace d'être ostracisé, ridiculisé et mis à l'index. Il nous semble clairement que ce n'est plus le cas aujourd'hui, notamment et, à notre sens, décisivement, après la semaine du 15 septembre. Le dogme existe toujours mais le diktat qui lui assurait le monopole de la pensée a été fracassé, et fracassé par ceux-là mêmes qui défendaient le dogme, les guerriers du marché libre et du néo-libéralisme qui ont socialisé la structure de l'industrie financière US. L'évolution est importante. Cette «libération de l'esprit», dans tous les cas en partie, induit la rupture de l'unité conformiste imposée par le système. Au niveau institutionnel, elle implique d'ores et déjà une mise en cause officielle, chez certains, du «modèle américain», ce qui accentue le trouble et le désarroi de la ligne conformiste générale. Un «modèle américain» du désastre …Mais cette «libération», bien entendu, ne s'impose pas pour autant à tout le monde. A côté, la persistance du dogme nous conduit à proposer l'hypothèse qu'il y aura encore beaucoup d'aveuglement devant les soubresauts à venir, chez les dirigeants qui restent acquis à ce dogme. La crise du 18-19 septembre n'a en rien modifié les conceptions dominantes chez ceux qui, à Washington, contrôlent le système financier globalisé. Il n'y a aucune raison pour qu'ils ne montrent pas dans l'avenir la même incapacité de prévoir que celle qu'ils ont montré dans la semaine du 15 septembre. Les assurances ministérielles sur le risque de la crise systémique désormais «derrière nous» nous font tristement augurer à cet égard. Plus précisément, les dirigeants américanistes ont retrouvé tout leur allant, en retrouvant leur cher domaine de la technique financière, aussi délicieuse et garante de certitudes dans l'environnement du désastre affiché que dans celui du triomphe illusoire. Autant il y avait un «modèle américain» du triomphe, autant il y a désormais un «modèle américain» du désastre avec ce formidable bailout de $700 milliards (le chiffre est tellement gros qu'il semble donner la même ivresse que s'il s'agissait d'un gain ou d'un investissement, – d'ailleurs, on nous convaincra bientôt qu'il s'agit bien d'un investissement). On sent bien cette configuration psychologique, – cette expression, exactement comme on dirait d'une mécanique, – dans les pressions désormais très fortes de Washington sur le reste du monde, pour que ROW «copie» la technique US pour comptabiliser et financer le désastre. (The Guardian : «The US treasury is pressing Britain, Japan, Germany and other industrialised nations to copy its $700bn (£382bn) scheme to bail out the banking industry through a coordinated global plan to patch up the wounded financial system.») De ce côté, rien, absolument rien n'est changé et l'on continue toujours plus fort et toujours plus vite. Entrée dans la «tragédie historique» Nous sommes très attachés à la classification que nous avons faite, à propos de la Grande Dépression, entre l'»accident économique» (la Grande Dépression en tant que telle, de l'été 1931 à l'entrée en guerre, et même un ou deux ans au-delà de la guerre selon certains), – et la «tragédie historique» (la menace déstructurante de désintégration de l'Amérique, de l'été 1931 au printemps 1933, dans les quelques mois qui ont suivi l'installation de FDR à la Maison-Blanche). Nous pensons que cette transcription en un langage clair de l'idée fondamentale qui régit notre perception de la Grande Dépression éclaire considérablement le propos, en lui donnant toute sa dimension. C'est bien entendu parce que l'«accident historique» a engendré, ou déclenché parallèlement une «tragédie historique» que la Grande Dépression US est un événement fondamental du XXe siècle. Nous pensons que la crise du 15 septembre 2008 a vu ce basculement. Nous sommes passés à une nouvelle dimension (la «tragédie historique») sans quitter l'ancienne (l'«accident éconiomique»). Désormais, les deux vont cheminer de conserve, l'une nourrissant l'autre et vice-versa. Le sauvetage nécessairement temporaire du système, les 18-19 septembre, s'est fait à ce prix du passage dans la «tragédie historique». Pendant cinq jours, les événements ont complètement imposé leurs contraintes à ces dirigeants qui sont par essence a-historique (privés de la capacité de percevoir l'Histoire dans sa plénitude, c'est-à-dire dans sa dimension tragique). Par cette manipulation des hommes, les conduisant à des décisions de sauvegarde qui imposent elles-mêmes cette dimension historique, les événements ont «historicisé» dans le sens le plus tragique l'«accident économique». Il est bien entendu que cet élargissement fondamental de la crise financière va diversifier la crise, en rencontrant et en nourrissant les autres crises. D'ores et déjà, on commence à apprécier les contraintes que les nouvelles conditions financières vont faire peser sur le pouvoir américaniste, et d'abord sur le futur président avant même qu'il ne soit élu. Le principal débat, alors que l'«accident économique» va continuer à dérouler ses effets, sera l'affrontement des priorités entre la situation budgétaire et économique et les dépenses de sécurité nationale, – notamment les entreprises extérieures de l'Empire branlant.