Dans son récent et remarquable essai sur le chanteur («Pourquoi Sinatra), éditions Le Serpent à Plumes), Pete Hamill affirme que le crooner restera dans l'histoire de la musique. Selon lui, Sinatra, comme Mozart ou Charlie Parker, fait partie des artistes qui triomphent sur la «trivialité de la mort». Pourtant, force est de constater que les grands et géniaux interprètes de l'histoire de l'art s'inscrivent moins longtemps dans la mémoire collective que les créateurs. On se souvient aujourd'hui mal de Sarah Bernhardt, comédienne encensée au siècle dernier pour ses prestations habitées des pièces de Racine, considérée à l'époque comme la plus grande interprète dramatique que le XIXe siècle ait engendrée ? Phèdre reste, mais ses interprètes passent. De même rappelons-nous l'évocation transie d'émotion de Proust à propos de la Berma (interprète elle aussi de Phèdre) dans Du côté de chez Swann : elle reste uniquement comme un personnage mythifié dans la mémoire de l'écrivain. Que reste-t-il de Sinatra, l'un des plus grands interprètes, si ce n'est le plus grand du siècle dernier au point d'avoir gagné le surnom de «The Voice», dix ans après sa disparition ? L'avènement du disque et du micro Sinatra a vu et participé à l'avènement de deux armes de communication massive, deux innovations technologiques intimement liées : l'enregistrement sur disque et le micro. De ce dernier, Sinatra s'est servi à merveille. Plus besoin pour le chanteur de forcer l'effet et d'extraire de son corps une voix surnaturelle comme la tradition de l'opéra ou de Broadway l'ont entériné pendant des années. Pour pouvoir être entendu malgré la puissance de l'orchestre et la grandeur d'un théâtre, l'opéra a joué avec cette voix surpuissante si caractéristique de ce genre musical. Avec le micro, le chanteur peut susurrer, faire vibrer ses cordes vocales de manière plus intime. Et, pour les chansons d'amour dont Sinatra s'est fait le chantre, parler directement au coeur des auditeurs. «J'ai découvert très tôt que mon instrument n'était pas ma voix, confie-t-il à Pete Hamill. C'était le micro.» En cela Sinatra suit les leçons d'une de ses plus grandes influences, Bing Crosby. Quant à l'enregistrement, il permet de faire entrer la musique dans une nouvelle ère : une époque où il n'y a plus seulement la partition du compositeur qui reste, mais l'interprétation du chanteur. Là où la performance était éphémère, elle acquiert dorénavant (presque) le même halo d'éternité que l'oeuvre du créateur. Aujourd'hui encore, nous pouvons écouter Sinatra chanter les plus grands standards du jazz, alors que nous ne pouvons voir ou écouter les grands interprètes des classiques de l'opéra. Le disque comme palliatif au manque de mémoire collective ? L'avènement du jazz, dont Sinatra s'est fait l'un des plus dignes représentants vocaux, est d'ailleurs lié à ce mélange entre créateur et musicien/interprète. Pour sans doute la première fois dans l'histoire de l'art, le créateur est intimement lié à l'interprète : quand Miles Davis crée So What nous avons l'enregistrement quasi spontané de l'œuvre sur Kind of Blue alors que nous ne saurons jamais comment Mozart ou Beethoven jouaient leurs œuvres au piano. Pour toutes ces raisons, Sinatra pourra s'inscrire dans le futur plus que ne le purent ses prédécesseurs vocalistes. Le corps de la voix Sinatra est une voix qui sait tout chanter : là où la France cantonne en général un chanteur dans un style, l'Amérique loue l'élasticité du vocaliste. De la bossa nova au jazz big band pur jus (il jouera avec les orchestres les plus prestigieux du jazz, de Count Basie à Duke Ellington), le crooner impose son flow et son swing à toutes les chansons. Sous l'influence de son mentor, Tommy Dorsey (tromboniste et chef d'orchestre à qui Sinatra doit ses débuts), le crooner malaxe sa voix comme un instrument. Dans un essai sur le chanteur, Gene Lees remarque au sujet de Dorsey : «Il contrôlait parfaitement sa respiration, et son style fait d'exhalations délibérément lentes, permettant de soutenir de longues lignes musicales, était certainement instructif, tant pour Sinatra que pour n'importe quel chanteur. Dorsey se servait de son contrôle parfait pour lier la fin d'une phrase au commencement de la suivante. Sinatra apprit à faire de même.» Plus qu'une voix, Sinatra est aussi une présence, un corps qu'on peut admirer dans les captations de concerts, mais surtout dans les quelques films auxquels il participa. «The Voice» vient de cette époque d'Hollywood où le chanteur se faisait acteur (la tendance semble inversée aujourd'hui). S'il a fait peu de films, Sinatra peut quand même se targuer d'avoir joué sous la direction de Stanley Donen, Gene Kelly ou Vicente Minelli. Mais, s'il y a un film à retenir, c'est bien L'Homme au bras d'or du jazzophile Otto Preminger (la BOF d'«Autopsie d'un meurtre» est signé Duke Ellington en personne). Sinatra y campe un ancien toxicomane qui cherche à se reconvertir en batteur de jazz. Pour servir son film, Preminger utilise toute l'ambiguïté de Sinatra, dont le personnage est pris entre ses anciennes relations louches qui le tourmentent et l'empêchent de mener à bien sa carrière de musicien. Le rôle sera récompensé par une nomination aux Oscars et symbolise le retour en force de Sinatra après ce qu'on appelle la «chute des années 50», où sa carrière était en berne – au point qu'on l'appelait «Monsieur Ava Gardner» du nom de sa star de femme de l'époque. Dans ce film, quand Sinatra joue l'héroïnomane en manque, il se montre criant de vérité. Et Preminger joue avec sa carcasse fragile refermant un caractère introverti, se servant de son regard pour faire passer des sentiments ambivalents – «Blue Eyes» est d'ailleurs son second surnom. Comme le remarque très justement Pete Hamill, Sinatra impose une nouvelle vision de la masculinité à l'Amérique au sortir de la guerre : «Peu à peu, Sinatra trouva le moyen d'insérer un peu de tendresse dans son interprétation, tout en restant viril». Le symbole de l'Amérique Sinatra est le symbole de l'immigration aux Etats-Unis : enfant d'immigrés italiens, il est aussi celui qui loua la gloire des villes américaines au travers de deux chansons (le légendaire New York, New York mais aussi My Kind of Town, en hommage à Chicago). Dans les années 30, les immigrés italiens subissent de nombreuses humiliations. On ne peut comprendre la rage de réussir de Sinatra sans exposer ce contexte. Dans ces années, les immigrés italiens et plus généralement du Sud de la Méditerranée subissent injures, racisme et offenses et font partie de la liste noire du Ku Klux Klan au même titre que les Noirs. Sans cela, on ne peut comprendre la «ghettoïsation» des Américano-Italiens (notamment pendant la Prohibition) qui fit le bonheur des films de gangsters : «Une bonne partie de mes soucis vient du fait que mon nom se termine par une voyelle» confie le crooner. Les accusations de fricotage avec la mafia qui ont beaucoup nui à Sinatra ne peuvent se comprendre que sous cet éclairage : "Un Américain d'origine italienne qui réussit, c'est louche, la mafia a dû l'aider" murmure-t-on ici et là. Peu à peu, avec le maire de New York Fiorello La Guardia et le joueur de base-ball Joe DiMaggio, Sinatra s'impose comme le symbole de l'intégration des immigrés italiens. On peut comparer le phénomène à ce que Zidane ou Jamel ont apporté comme fierté et reconnaissance aux immigrés maghrébins (toutes proportions gardées car l'Italie n'a jamais été colonisée par les Etats-Unis). D'autant que le chanteur représente une voix reconnaissable entre toutes à une époque où la radio constitue le média roi. C'est ce que montre la BD JAZZ de Pedro Zamith (sortie en 2003 chez Nocturne) : Sinatra s'immisce dans tous les foyers et on court l'écouter. Une fois encore, l'avènement du disque instaure une relation plus intime et «fanatique» entre l'auditeur et l'artiste. Sinatra en une chanson Comment résumer une oeuvre monumentale (un récent article du Figaro recensait 1.207 CD, 13.743 livres, 308 DVD, 3.472 titres téléchargeables en MP3 et 17.200 vidéos sur YouTube référencés sous son nom) ? Peut-être en rappelant que Sinatra est à la fois celui qui est à l'origine des premiers «concept albums», c'est-à-dire des disques pensés comme un tout et non comme des suites hasardeuses de chansons (In the Wee Small Hours, 1954) ou qu'il est celui qui a transcendé l'anodine chanson de Claude François Comme d'habitude en un chef-d'œuvre entonné par tous les grands chanteurs du siècle, changeant les paroles prosaïques d'origine en une poignante confession de fin de vie. Sinatra ou un crooner qui, à force de faire l'Americano, en est devenu l'un des plus glorieux étendards.