Tassadit Yacine n'est plus à présenter en sa qualité de directrice de la revue Awal, de chercheur au laboratoire d'anthropologie sociale du CNRS de l'Ecole des hautes études en sciences et du Collège de France. Elle est aussi l'auteur de nombreux ouvrages dont la Traduction des chansons d'Aït Menguellat et le Chacal. Les Voleurs de feu est un recueil de textes assez copieux dont l'élaboration s'est étalée sur plus d'une décennie (1978-1991), sous le titre d'Eléments d'une anthropologie sociale et culturelle de l'Algérie. C'est un essai agréable à lire pour la densité de son contenu et l'ensemble des références culturelles qu'il rapporte dans un langage passionnant et digne d'un chercheur émérite. Les thèmes ainsi que les acteurs qui ont sauvegardé cette culture en l'enrichissant au fil du temps ne sont pas inconnus. Bien au contraire, ils ont même fait l'objet dans maintes occasions, de débats culturels et d'une diversité productions écrite. Par le travail de Tassadit Yacine, nous en faisons une relecture qui nous éclaire sur un grand nombre de zones d'ombre que d'autres n'ont pas apporté la preuve d'élucider. L'auteur de ce livre nous apporte la preuve qu'il y a toujours quelque chose à découvrir lorsqu'il y a une différence d'outils d'investigation ou de méthode d'approche. Le Voleurs de feu est un ouvrage de référence important pour quiconque aurait besoin d'informations dans le domaine. On voit bien que la production s'est établée sur une longue période et que les textes se sont succédé dans une relation de complémentarité. La table des matières a-t-elle été établie dans le respect de la chronologie ? Peu importe si l'on a donné les titres dans cet ordre : Relire Boulifa, l'Emergence d'un groupe de notables, la Représentation de la modernité chez les groupes dominants, Qasi udifella, poète oral de At. Sidi Braham, la Fontaine, les femmes le savoir, la Fonction sociale des mythes dans la société kabyle, Identité occultée ? Identité usurpée ? Lorsqu'on lit ces titres, on devine le contenu. Il appartient à chacun d'en faire une lecture pour juger de la valeur de l'ensemble ou de chaque partie dans la mesure où l'auteur n'a fait que reconstituer des itinéraires semés d'embûches des personnages, de l'origine et de l'évolution des faits culturels dans des contextes politiques parfois éprouvants. Relire Boulifa Boulifa, un homme de lettes et un chercheur infatigable. Pour la recherche, il a sacrifié sa vie de famille. Il est mort en célibataire. Et pour toute démarche en vue d'un travail d'investigation dans la culture populaire, il est devenu incontournable. Grâce à Tassadit Yacine, nous avons eu la chance d'avoir sous la main, moyennant une réédition de 1994 du Recueil de poésies kabyles de Boulifa édité pour la première fois, en 1904, quatre-dix ans plus tôt. Après une vie d'enfance frustrante en tous points de vue, une scolarité hors du commun à l'école de son village puis à l'Ecole normale de Bouzaréah, Boulifa se retrouve instituteur, peut-être de la première promotion. Mais au lieu d'être un paisible instituteur de campagne, il se consacra corps et âme à l'écriture, à la faveur de ses prédispositions et de sa maîtrise de la langue. La littérature populaire véhiculée par la voie orale depuis la nuit des temps, aurait connu un sort bien malheureux si elle n'avait rencontré Boulifa en chemin. Ce dernier devrait être gênant pour les écrivains coloniaux : Adolphe Hanoteau, René Basset, Emile Masqueray qui s'étaient attelés eux aussi au même domaine de recherche, mais sûrement pour d'autres raisons : connaître les colonisés, apprendre leur langue pour mieux les dominer. «A la fin du 19e siècle peu d'Algériens (ou même aucun) ont écrit dans le domaine, pour des raisons évidentes. C'est pour cela que Si Saïd Boulifa, certainement le plus prolifique et le plus motivé de cette génération, offre un cas encore plus significatif à cause de toute une série d'ambiguïtés inévitables qu'entraîne la position du chercheur dans le champ», dit Tassadit Yacine. La Fontaine, les femmes, le savoir La fontaine comme espace d'expression ou de liberté, exclusivement réservée aux femmes à une époque déterminée de l'histoire de la société Kabyle, nous fait remonter à nos plus vieilles traditions,celles de nos plus lointains ancêtres qui ont réglé la vie en fonction de leurs moyens. La femme allait à la fontaine pour approvisionner sa famille en eau, à l'aide de sa cruche qu'elle portait sur le dos, hiver comme été. Sous le froid glacial, par temps de neige ou sous un soleil cuisant, elle y allait pieds nus et avec une seule robe sur la peau. Nous avons eu là-dessus des témoignages poignants. «L'eau, c'est la vie» est une expression qui se répète dans toutes les langages, parce que tout le monde sait que le corps humain est lui-même constitué de 70 % d'eau. Cela est vrai, peut-être en d'autres proportions, dans la vie animale et la vie végétale. L'eau est un don de Dieu et là où il n'y en a pas, la vie n'est pas possible. Tassadit Yacine cite le cas d'un village que des habitants ont été obligés de transférer ailleurs, dans un endroit habité par des lions. Il a fallu éliminer les fauves pour installer une ambiance de vie humaine. L'auteur rapporte le nom d'une femme, citée dans un livre d'histoire ancienne, qui a dû lutter par ses propres moyens pour éloigner les animaux sauvages des abords de sa maison. La fontaine occupe aussi une place primordiale dans les récits fictifs comme les contes de grand-mère fondés sur des faits réellement vécus et qui nous donnent à voir en filigrane, les conditions de vie des anciens. La fontaine y est présentée tour à tour comme un lieu de sacrifice imposé par des forces surhumaines, d'intrigues qui se nouent et se dénoncent. Dans le Grain magique, conte de Taos Amrouche, il existe une fontaine pour les Blancs et une fontaine pour les Noirs. La fonction sociale des mythes dans la société kabyle La société s'est constituée, au fil des siècles en villages vivant en autarcie, organisés démocratiquement et perpétuant à l'infini l'endogamie. Lorsqu'un problème se posait à la communauté, tous les villageois se réunissaient sur la place publique pour trouver une solution. Chacun avait droit à la parole et on optait pour la meilleure idée. Tout ce qui est dit là est un passage obligé pour mieux comprendre les mythes ou les situer dans leur contexte. Tassadit Yacine parle de récits mythiques qui rapportent des faits auxquels on adhère et qu'on a le devoir de transmettre aux plus jeunes. Très tôt on explique ce qu'on entend par fable, conte, récit légendaire en fonction du contenu. On a toujours fait l'effort de distinguer les récits et de les classer en catégories. Cela entre dans une logique d'apprentissage, d'insertion à une société qui a toujours cherché à garder ses spécificités, comme les croyances, les traditions, ses moyens de transmission d la connaissance, ses rapports avec l'invisible. «Aussi ces sociétés utilisent-elles hyperboliquement les constructions mythiques, perçues à la fois comme sources authentiques de leur histoire et aussi et surtout comme moyen de réaffirmation d'une identité culturelle menacée. Ainsi, la société kabyle a été tôt confrontée aux civilisations écrites», affirment l'auteur du livre. Cependant, la dernière idée est discutable. Nous ne pensons pas que la société ait été confrontée de manière générale et de façon permanente aux civilisations écrites. S'il y a eu des envahisseurs sous le prétexte d'apporter une civilisation, les autochtones n'ont, cependant, pas profité de l'écriture des occupants étrangers. La culture locale est restée authentique et n'a pas subi d'influence étrangère. Tout ce qui l'entoure, le cycle des saisons, les êtres, la vie, la mort, l'au-delà, les astres, le ciel, les étoiles, trouvent leur explication dans ce que les anciens racontent par les anecdotes, fables, contes, rites. Tassadit Yacine parle de rites d'ouverture qui libèrent aussi bien les hommes que les femmes et peuvent de ce fait être perçues comme bénéfiques et générateurs de vie. Il fut un temps, par exemple, où les cultivateurs devaient se concerter pour entamer les labours, parce que chacun avait l'obligation de respecter les rites d'usage sous peine de voir le fruit de son travail compromis. L'un de ces rites consistait à tremper le soc de la charrue dans de l'eau avec un bijou d'argent et tourné vers l'ouest, peut-être pour féconder la terre ou espérer une bonne récolte. Le métier à tisser dressé donne une représentation du ciel et de la terre. Le tissage, dit Tassadit, a une fonction symbolique très forte en tant qu'il reproduit la vie en réalisant rituellement l'union cosmique. Les exemples sur lequel on se fonde pour expliquer ce qu'on a considéré comme des vérités ne sont que des croyances. C'est le cas de la vie représentée par la femme, par son genre féminin et parce que c'est elle qui donne la vie ou la renouvelle. Quant au ciel, c'est le siège des âmes et des anges. C'est par les mythes que le monde évolue dans tous les domaines ou stagne. Les plus sensés parmi les hommes élaborent un univers mental et social à partir des conditions de vie déterminées par les croyances les symboles, dogmes, impératifs qui guident la société comme un phare guide le navire. Boumediène A. Les voleurs feu, Tassadit Yacine, Eléments d'une anthropologie sociale et culturelle de l'Algérie, Essai, Ed. Alpha, 2008, 2008 pages.