Pour la première fois, le journal de Jean Amrouche vient d'être publié aux éditions Non lieu, par la volonté de son fils Pierre et grâce à l'opiniâtreté de Tassadit Yacine, anthropologue, directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris. Infatigable, Tassadit Yacine a aussi mis en forme récemment au Seuil des textes de Pierre Bourdieu, sous le titre Esquisses algériennes. A quelques jours de la fête nationale, ces lectures sont nourrissantes. On est là dans le « lourd » comme on dit aujourd'hui devant quelque chose d'important. Pourtant, autant le nom de Bourdieu que celui de Amrouche ne signifient plus grand-chose pour le commun des Algériens. On a oublié l'apport primordial de leur réflexion à propos de l'évolution de l'Algérie en une période où ce beau nom était encore embourbé sous des couches de sédiments coloniaux. On peut donc rendre grâce à Tassadit Yacine d'aller au bout de son engagement qui remonte déjà à plus de 20 ans pour redonner corps à des pensées très utiles. Sans parler de son travail avec Bourdieu, elle avait déjà publié un formidable numéro de sa revue Awal (cahier d'études berbères fondé par Mouloud Mammeri) consacré entièrement à Jean Amrouche. Là, elle donne vie à l'ensemble de son Journal (1928-1962) jamais regroupé en un volume. Avant de laisser libre cours aux propos de Amrouche, toujours accompagnés de notes pertinentes, l'universitaire présente l'histoire d'un homme dans laquelle se reflète celle d'un pays. Chrétien et Français de par la conversion et la naturalisation de ses parents, il est le fils de Fadhma Aït Mansour (auteure de Histoire de ma vie) et frère de Taos Amrouche qui est la première romancière algérienne de langue française. Cela n'est pas banal dans l'Algérie coloniale. Se plaçant franchement dans l'optique de l'indépendance du pays, il se savait lucidement en porte-à-faux. « Chrétien et berbère, Amrouche ne trouverait pas sa place dans la future nation algérienne. Il le sait mais cela ne le décourage pas », écrit Tassadit Yacine. « Il a conscience qu'il fait partie de cette minorité d'êtres humains destinés à la souffrance en raison de leur double appartenance. » Cela n'empêche pas son engagement jusqu'au bout, même s'il est incompris par certains dans le mouvement national. Signe du destin, il meurt en avril 1962. Après des études brillantes en Tunisie et en France, Jean El Mouhoub Amrouche est né en 1906 à Ighil Ali, fut professeur, poète, critique littéraire, animateur d'une revue littéraire, écrivain et homme de radio, à Alger puis Paris. On lui doit des entretiens mémorables avec de grands écrivains français, comme André Gide, François Mauriac ou Paul Claudel. Pour avoir servi d'intermédiaire entre les instances du FLN et le général de Gaulle dont il était un interlocuteur privilégié, il avait été renvoyé de Radio-France par le Premier ministre Michel Debré. Militant de la cause algérienne, il est mort d'un cancer, le 16 avril 1962, quelques jours seulement après le cessez-le-feu en Algérie. Son journal s'achève d'ailleurs sur une interrogation pressante dont il n'aura pas la chance de vérifier dans les premières années de l'indépendance la justesse de vue. Il le dit dans une lettre au militant Hachemi Cherif : « Mais à l'heure de partager la joie, sinon de savourer le triomphe, il a plu à Dieu de nous renvoyer l'un et l'autre à notre plus sûre vocation, celle d'éternels méditants, d'explorateurs du passé et d'interrogateurs de l'avenir. » A un moment où le 25 mars 1962, tant de certitudes arrogantes accompagnaient la victoire, cette simple posture d'« interrogateurs de l'avenir » résume assez bien le frêle équilibre moral, politique et philosophique qui fut celui de Jean Amrouche. Tassadit Yacine estime que le legs de Jean Amrouche est celui « d'un intellectuel engagé (…) d'un personnage complexe, voire contradictoire ». Dans les pages de son journal résonne comme « la trajectoire singulière d'un homme qui laisse derrière lui un précieux testament, celui de la justice, de la double culture et de la tolérance ». Dans la compilation des textes de Pierre Bourdieu, parue au Seuil, Tassadit Yacine fait aussi œuvre constructive. Comment le jeune universitaire plongé bien malgré lui dans la guerre d'Algérie, va-t-il trouver matière à une réflexion sociologique qui renouvelle le genre. On connaît son ouvrage fondateur Sociologie de l'Algérie mais jamais l'ensemble de ses textes « algériens » n'avait ainsi été publiés. C'est chose faite et, comme le souligne Tassadit Yacine, « alors que les questions de la colonisation et de la décolonisation ressurgissent dans le débat public, ils fournissent des éléments essentiels pour comprendre les effets délétères du phénomène colonial dans les sociétés tant coloniales que colonisés ». Des livres avec lesquels on peut passer un été intelligent.