On pourrait, alors, leur poser la question suivante : Qu'est-ce qui est le plus brimant au niveau de la sexualité d'un individu ? Est-ce le fait d'être empêché de vivre un acte sexuel, désiré, ou le fait de se voir imposer un acte sexuel ? Si l'on répond que la personne qui est empêchée de vivre un acte sexuel désiré est, davantage, brimée que celle qui se voit imposer un acte sexuel, on pourrait alors légitimer le viol. L'on nous dira, alors, que la personne prostituée, à l'inverse de la personne violée, est consentante. Mais, comment procède le consentement, dans la prostitution, et doit-on y accorder de la valeur ? L'anthropologue, Nicole-Claude Mathieu, s'est penchée sur cette notion de consentement dans son célèbre article au titre judicieux : « Quand céder n'est pas consentir ». Elle y explique comment les groupes sociaux, vivant une domination, sont amenés à « consentir » à des actes non voulus. Selon l'auteure, les femmes sont, traditionnellement, amenées à « consentir » aux demandes des hommes à cause des pressions sociales, de la domination symbolique et de leur situation économique, souvent moindre. En fait, l'auteure refuse, même, cette notion de consentement et parle, plutôt, de collaboration de la part des femmes à leur propre oppression. Selon elle, le terme « consentement » est un terme évoqué par les hommes (ou les groupes sociaux dominants) pour se déculpabiliser d'un geste oppressant envers les femmes (ou les groupes sociaux dominés) : « Ainsi, avec le terme consentement, d'une part la responsabilité de l'oppresseur est annulée, d'autre part la conscience de l'opprimé (e) est promue au rang de conscience libre. La «bonne» conscience devient le fait de tous. Et pourtant, parler de consentement à la domination rejette de fait, une fois de plus, la culpabilité sur l'opprimé (e) ». Pour la philosophe Michela Marzano, le recours systématique à la notion de consentement est propre aux sociétés libérales, qui ne cherchent pas à donner une définition unique du bien, et qui conçoivent les rapports humains, y compris sexuels, comme des contrats. Cette notion de contrat dans le domaine de la sexualité - qui avait déjà, auparavant, été critiquée par Carole Pateman - est dangereuse, car elle permet une manipulation des plus vulnérables. Le terme consentement sert, en effet, à justifier des situations d'exploitation : « Faire du consentement le seul critère capable de départager le légitime et l'illégitime, au nom du respect des libertés fondamentales de l'être humain, amène à vider de leur sens les droits de l'homme. Après avoir été valorisé, comme un moyen de défense contre le pouvoir des plus forts, et avoir été considéré comme l'expression de l'autonomie personnelle, le consentement se transforme en un moyen d'oppression servant à justifier des attitudes, violentes et possessives, qui tirent parti des fragilités et des failles des êtres humains ». Selon la philosophe, on ne peut se contenter, simplement, de la notion de consentement lorsque l'on aborde des cas de sexualités non réciproques, comme c'est le cas de la prostitution. On ne peut nier le contexte, social et politique, (patriarcal ou androcentré) qui la maintient, ni la dimension inégalitaire du contrat sexuel, entre la personne qui paye et la personne qui est rémunérée, ni sa dimension imprévisible. En effet, lorsque la personne prostituée consent aux demandes de son client, elle ne peut, en rien, prévoir la façon dont l'exécution du contrat va s'effectuer. Quels gestes seront commis ? Quelles paroles seront émises ? Comment se sentira-t-elle, au moment de l'acte ? Quelles émotions seront suscitées ? En fait, la sexualité peut difficilement être conçue comme un contrat, à cause de sa dimension affective et, surtout, à cause de son caractère spontané (j'y reviendrai). Si Marzano et Mathieu rejettent la notion de consentement, ce n'est, cependant, pas tout à fait le cas de la philosophe Geneviève Fraisse, même si sa position demeure semblable à celle de Marzano, concernant la prostitution. En fait, Fraisse, au lieu d'affirmer qu'il n'y a pas de consentement en situation d'exploitation, s'emploie, plutôt, à démontrer que le terme « consentement » n'est pas aussi positif qu'on le perçoit (y compris chez les féministes, qui le rejettent précisément parce qu'il apparaît positif). Le consentement n'est pas un choix, mais bien une réponse à autrui. Cette réponse s'effectue en vertu des alternatives offertes à la personne. Le consentement ne serait pas, nécessairement, rationnel ou réfléchi, et ne serait pas, non plus, une preuve éminente de la liberté du sujet : il serait dans le flou, quelque part entre la volonté et la soumission. Pour ces raisons, on ne peut le considérer comme un geste politique : « ?... ? je vois, au moins, trois raisons de ne pas donner à l'argument du consentement une place publique, un rôle historique. La première tient à la part du corps dans le consentement, ce mélange, complexe, d'expression physique et de parole. La seconde relève de la possibilité de l'histoire, de la grande histoire humaine offerte, ou non, par cet argument. La troisième renvoie au problème, délicat, de la frontière dans la pratique sexuelle, dans nos sexualités ». J'abonderais, plutôt, dans le sens de Fraisse par rapport au consentement, en ne rejetant pas l'idée qu'il y ait consentement, mais en soulignant la dimension, insuffisante et limitée, du consentement, et en affirmant qu'on ne peut tout expliquer, ni tout excuser, en invoquant cette notion. Marzano, quant à elle, démontre bien, par des exemples extrêmes, les limites du consentement, comme le cas de ce cannibale allemand qui, en 2001, a tué et mangé le corps d'un homme consentant. Un geste est-il excusable du simple fait que la victime aurait consenti ? En fait, le consentement de la victime ne diminue, en rien, la cruauté d'un tel geste. Est-il acceptable d'acheter des services sexuels à des personnes, prétendues consentantes, quand on sait que la sexualité a une dimension fragile, qu'elle est liée à l'identité, profonde, de l'individu et que la répétition de relations sexuelles, non réciproques, a nécessairement un impact sur la vie des personnes et ce même si ces dernières ont pu développer des mécanismes de dissociation (qui ne font, d'ailleurs, que remettre le problème à plus tard) ? Est-il acceptable d'acheter des services sexuels de personnes, prétendues consentantes, quand on sait à quel point l'entrée dans la prostitution est liée à des situations de vulnérabilité, qu'elles soient économiques ou affectives ? Il nous semble bien hypocrite de continuer à défendre la légitimation sociale de la prostitution sur la base du consentement quand on sait que ce consentement cache une tradition d'oppression des femmes, qui ne fait que perdurer. Le consentement n'est pas un choix. Il est une réponse à une situation, pas une affirmation. Pourtant, la sexualité ne devrait-elle pas toujours être une affirmation, un choix ? Elle devrait l'être, à cause de sa dimension particulière, liée aux affects, à l'identité, au sens que nous lui donnons. Selon nous, on ne peut la rationaliser, et en faire l'objet d'un contrat, sans nier ce qui la définit. Elle devrait être un choix, également, à cause de son caractère spontané, qu'il nous semble important de souligner. Ainsi, pour que la sexualité puisse s'exercer librement, il semble que l'individu doive, préalablement, avoir la possibilité de changer d'avis à tout moment, de n'être lié à aucun contrat, de pouvoir décider de poursuivre, ou non, une relation, de façon spontanée, et de pouvoir décider de la forme qu'elle prendra, et cela en accord avec son (ou ses) partenaire(s). Or, le fait de faire entrer la sexualité dans le monde du travail, dans les termes d'un « contrat », a pour conséquence une perte, dans cette possibilité de spontanéité, qui est à la base de toute liberté sexuelle véritable. Enfin, selon nous, la dénonciation de la prostitution, et la lutte pour son abolition, peuvent s'avérer parfaitement cohérentes avec une vision libertaire, et hédoniste, de la sexualité, en ce que celle-ci présuppose que la liberté sexuelle doive s'exercer de façon spontanée, dans le respect des sujets, en dehors de considérations économiques. L'absence de considérations économiques (en plus, bien évidemment, d'une absence de diverses formes de coercition, ou de manipulation) se présente, selon nous, comme étant une condition nécessaire, siné-qua- non, à l'élaboration d'un choix de sexualité autonome et spontané. C'est pourquoi, le fait de se prostituer ne pourra, jamais, être considéré comme un choix sexuel libre. (Suite et fin)