Malgré la mort prématurée de son père, la petite Agatha Miller passe une enfance des plus heureuses. Et bien que les encouragements maternels la laissent écrire très jeune, c'est vers la musique qu'elle se tourne. Dès 16 ans, elle débarque à Paris pour prendre des cours de chant et de piano. Mais l'expérience tourne court, la timidité excessive de la jeune fille l'empêchant de poursuivre dans cette voie. En 1914, elle épouse celui qui va lui offrir un nom : Archibald Christie. Ce militaire part à la guerre, laissant sa femme jouer les infirmières à l'hôpital de Torquay, sa ville natale. C'est là, à la suite d'un pari avec sa soeur, qu'elle écrit son premier roman, la Mystérieuse affaire de Styles, qui ne trouvera un éditeur qu'en 1920. Le succès reste mitigé et c'est seulement en 1926 qu'elle trouve son - nombreux - public, avec la parution du Meurtre de Roger Ackroyd. Premier best-seller. Célèbre et mariée, on se dit que la jeune Anglaise est sur de bons rails. S'ensuit pourtant une période trouble, charnière dans la vie de Madame Christie. Sa mère, dont elle est très proche, décède, et, après 14 ans de mariage, son mari lui préfère une femme plus jeune. Pour ne rien arranger, l'inspiration se tarit. Déboussolée, suicidaire selon certains, l'écrivain renommée disparaît. On retrouve sa voiture, vide. On remarque des lettres inquiétantes et paranoïaques envoyées à son mari et à la police. Onze jours plus tard, et 15 000 bénévoles mobilisés, on la retrouve sous un nom d'emprunt. Amnésie passagère ? Coup de pub ? Jamais la romancière ne donnera d'explications sur cette mystérieuse affaire. Elle file se ressourcer, seule, dans l'Orient-Express. Arrivée en Irak, elle rencontre l'homme qui va la relancer, l'archéologue Max Mallowan, de 15 ans son cadet. Une histoire d'amour heureuse et durable, le retour de l'inspiration et la découverte de nouveaux paysages à mettre en scène (Mort sur le Nil, le Crime de l'Orient-Express, Meurtre en Mésopotamie). Cette fois, Agatha Christie est lancée. Le meurtre, un révélateur humain Indubitablement, le personnage phare d'Agatha Christie se nomme Hercule Poirot. Un nom étrange pour un héros étrange. Petit, rondouillard, les cheveux teints, âgé, nous sommes bien loin des critères habituels de l'enquêteur, comme le souligne son ironique prénom. Poirot est maniaque, vaniteux, orgueilleux, et semble parfois plus concerné par l'entretien de sa sublime moustache que par les énigmes qui se présentent à lui. Il frise le ridicule, ce qui incite ses ennemis à le sous-estimer - à tort bien évidemment. C'est sans doute ce côté si humain qui fait de l'enquêteur belge un personnage si profond et si attachant pour le lecteur. Miss Christie regrettera d'ailleurs amèrement de l'avoir créé sexagénaire, ignorant le succès qui attendait ses écrits. Ce personnage novateur entraîne une intrigue elle aussi innovante. Les micro-indices décelés par Sherlock Holmes laissent place aux cheminements psychologiques du limier, à l'étude des relations entre victime et suspect. Le meurtre devient plus qu'un simple événement, il est l'étincelle qui naît du télescopage de deux existences, de la rencontre de deux êtres. Parfois, le crime est si vieux que les indices ont disparu (Cinq petits cochons), seul l'intellect peut échafauder la solution. Poirot est ainsi un personnage très contemplatif : «Je ne me lance pas à la recherche d'empreintes digitales sur les lieux du crime, explique-t-il, je m'assois et je réfléchis.»(in les Pendules). Miss Marple fonctionne à peu près de la même manière, avec en plus une touche de morale et d'analogie. L'enquêteur est un interprète des comportements humains. Il devient même justicier, à l'image d'un Poirot qui, parfois, sait être clément et laisser filer des criminels qu'il juge moraux. Originale également, l'ambiance des romans d'Agatha Christie. Elle sait installer un décor paisible, le cottage anglais cliché, la maison de famille soporifique, le tout dans un conformisme social caricatural. Cela pourrait être n'importe où. Pourtant... Derrière les rideaux de velours et les salons douillets se dissimulent coups de couteaux, empoisonnements, meurtres à l'arme à feu ou accidents plus que louches. Dans l'univers d'Agatha, l'homme est un assassin en puissance, personne n'est immunisé contre les sentiments les plus noirs. Les rôles peuvent s'inverser, permuter, le bien et le mal ne sont pas, contrairement à l'aspect à première vue manichéen de ses récits, figés. De la bonne au lord, tous sont suspects. Dans le sang, au moins, tout le monde est égal. Le lecteur : adversaire ou victime ? Agatha Christie a instauré les règles classiques, théâtrales, du roman policier, du meurtre initial à l'enquête en lieu clos, jusqu'au dénouement rendu capable par la rigueur du raisonnement. Chacun de ses romans obéit à un cérémonial bien précis. Le meurtre (ou le délit), l'enquête, puis le dénouement durant lequel Poirot ou son équivalent expose les rouages des événements devant une assistance composée de tous les personnages. Le style reste calme, posé, Agatha prend son temps. Le tour de force de l'écrivain est, en gardant le même schéma, de se renouveler sans arrêt. Ce qui modèle cette course à la surprise est liée à un personnage primordial dans l'œuvre de la reine du crime : le lecteur. Impossible ou presque, sauf coup de chance, de trouver le coupable avant qu'il ne nous soit révélé. Il faut dire que celle que l'on connaît sous les traits d'une gentille vieille dame aux cheveux blancs a poussé à l'extrême sa recherche machiavélique du crime parfait. Lorsque Poirot déclare que, désormais détective vedette, il ne s'occupe que des affaires réellement extraordinaires, il se fait porte-parole d'un lecteur de mieux en mieux entraîné qui en demande toujours plus... Christie doit nous trouver une affaire plus prenante à chaque fois. C'est un véritable duel que se livrent auteur et lecteur/enquêteur. Pour sortir gagnante, Agatha Christie a tout imaginé : un coupable si suspect qu'on l'avait innocenté, un coupable mort, un coupable multiple, un coupable narrateur (extraordinaire exploit narratif) et, cerise sur le gâteau, un coupable enquêteur. Le crime est chaque fois plus parfait et devient presque un art, comme l'exprime l'un de ses personnages : «(...) Je voulais moi-même commettre un crime. Déni comparable, peut-être, à l'effort de l'artiste pour s'extérioriser.» (in Dix petits nègres). Dans ce jeu du chat et de la souris avec son public, l'Anglaise s'arrange pour que nous ayons toutes les cartes en main, les détails du meurtre et du décor sont racontés avec une précision incroyable. Il n'y a plus qu'à faire fonctionner ses «petites cellules grises» pour déceler l'important, dissimulé derrière des nuées de fausses pistes et de culs-de-sac... Hastings, faire-valoir de Poirot comme Watson pour Holmes, est le reflet de ce lecteur qui piétine, qui a tout sous les yeux mais qui ne voit rien. Et lorsque, à travers Poirot, la romancière raille la naïveté d'Hastings, c'est du lecteur qu'elle se moque. Quand elle ne le provoque pas directement dans ses préfaces. L'humour de celle qui a déclaré que son mari archéologue était idéal «car il aimait les vieilles choses», en faisant référence à leur différence d'âge, est toujours présent, par petites touches, dans ses récits. Surtout dans ses nouvelles d'ailleurs, malheureusement moins connues, où sa plume noire et sarcastique fait des merveilles. Le règne de Lady Christie Trente ans après sa mort, Agatha Christie figure toujours en tête des ventes et est, avec Shakespeare et Rowling, l'auteur anglais le plus vendu. Plus de deux milliards de ses ouvrages se sont écoulés, traduits en 57 langues. Le Masque, la légendaire maison d'édition qui doit beaucoup à la romancière anglaise, vend à lui seul plus de 250 000 exemplaires des romans d'Agatha Christie chaque année - sans compter les ventes du Livre de poche. La France est l'un des pays où les ventes sont les plus fortes, 40 millions de livres écoulés entre 1953 et 2003, et ce malgré des traductions et retraductions de qualité variable. Celle que la reine fit «Dame de l'Empire britannique», en 1971, possède également le record de l'histoire du théâtre de la pièce jouée le plus longtemps, sans interruption, avec la Souricière - à l'affiche à Londres plus de 30 ans. Il faut dire que rarement un auteur aura été aussi prolifique, Agatha Christie écrivant jusqu'à quatre livres en une année. Dans son autobiographie, elle va jusqu'à se décrire comme «une machine à saucisses : dès qu'une intrigue a été mise en forme, une autre s'amorce et je me remets au travail». Grâce à cette régularité, son éditeur était capable de promettre chaque année «a Christie for Christmas». Les ventes sont telles qu'elle cède les droits de certains de ses romans à des amis ou des associations. Au final, elle noircit les pages de 70 romans policiers, 20 pièces de théâtre, 150 nouvelles, 4 essais... et 6 ouvrages dits «romantiques», signés du pseudonyme Mary Westmacott - dont Loin de vous ce printemps, qu'elle décrit comme le seul livre qui l'ait complètement satisfaite. La symbiose qui s'était créée entre la reine du policier et ses personnages est frappante. Illustration : ce Poirot quitte la scène, rédigé dès 1940 mais conservé dans un coffre fort de banque jusqu'à la mort d'Agatha en 1976. Charge à ses héritiers de faire paraître à sa mort le roman dans lequel meurt son héros... Impossible de rêver meilleure mise en scène. C'est d'ailleurs, honneur qui montre la grandeur de l'hommage, à Hercule Poirot que le New York Times consacre sa nécrologie à la mort de sa créatrice. Agatha Christie est devenue un mythe, reine du roman policier parfait, et sa complicité avec le lecteur perdure malgré les années. Laissons à Jean-Christophe Grangé, l'un des plus grands vendeurs de polars français, le mot de la fin : «Agatha Christie a tout inventé : thèmes, personnages, mécanismes. Depuis cent ans, nous ne cessons d'écrire de simples variations sur ses œuvres.» Tout est dit.