Lorsque l'on rencontre pour la première fois Blaoui M'hamed El Houari, on est étonné de voir que le temps n'a pas eu de prise sur lui. A 83 ans, alerte, l'esprit vif et sagace, l'homme se présente avec beaucoup d'humilité, lui le chantre de la chanson oranaise qui a fait florès à une époque donnée. Dès qu'on lui parle de musique, son regard s'illumine, devient pétillant et son visage est radieux. La musique, sa passion qui n'a pas pris une ride depuis plusieurs décennies, lui colle à la peau et lui permet de garder une grande sérénité malgré les aléas de la vie et l'ingratitude des hommes. Marginalisé comme de nombreux artistes, Blaoui ne se départit pas de sa force tranquille et de sa patience innées. Perfectionniste et méticuleux, il aime le travail bien fait. Dans son bureau exigu, il passe son temps à faire des arrangements et des compositions d'anciennes chansons pour la postérité à l'aide d'un ordinateur et de son synthétiseur. Conscient de sa valeur, il n'a pas d'amertume, mais déplore que les artistes soient souvent exclus de la scène musicale. Maîtrisant parfaitement la langue de Voltaire, il raconte à l'envi le vieil Oran avec ses quacidate et son enfance à la rue Stambouli, dans le quartier de M'dina J'dida, où il avait comme voisin et ami feu Ahmed Zabana. Sa mémoire fidèle malgré l'âge lui permet de remonter le temps pour conter une tranche de sa vie d'artiste. Il a grandi dans un milieu familial musical : son père jouait de la kouitra et sa mère chantait et s'exerçait à la derbouka, tandis que ses frères kouider, Mazouzi et Brahim avaient respectivement comme instruments le banjo, la mandoline et les castagnettes. Blaoui s'est aligné sur cette trajectoire musicale atavique. Enfant, il faisait tourner le phonographe dans le café maure de son père à la Tahtaha de M'dina J'dida.Benjamin d'une fratrie, Blaoui était doué pour la musique et son père qui savait qu'il ferait une grande carrière l'a encouragé ; à 8 ans, il jouait sur un piano loué pour apprendre le solfège grâce à des cours particuliers avec un professeur allemand, M. Herrman. Blaoui désapprouve que l'on ne fasse pas appel aux anciens qui maîtrisent le savoir-faire et que les hommages soient rares et souvent à titre posthume. Ce grand maître de la chanson, ce chef d'orchestre regrette aussi que les artistes vivent dans des conditions indignes de leur talent. Actuellement, il se consacre à l'écriture de ses mémoires. Voyage initiatique dans le vieil Oran musical des années 40. Le Temps d'Algérie : Que devient Blaoui El Houari ? Blaoui El Houari : Pour l'instant, je mène une vie de retraité avec mes petites-filles et ma famille. Le matin, je me lève de bonne heure, car je suis matinal, pour aller au marché avec ma femme qui fait ses emplettes. Puis je m'occupe de mes compositions qui s'élèvent actuellement à une cinquantaine. Je fais l'arrangement et la musique d'anciennes chansons comme par exemple «Qomtaa», l'opérette «Zabana» de Azzedine Mihoubi et une musique «Allah» pour le festival panafricain. Mais on ne m'a pas sollicité pour cette manifestation. Je m'attelle à écrire mes mémoires selon ma muse. Je me remémore les évènements et les années passées de mon enfance et de la guerre de libération nationale. Selon vous, la chanson algérienne actuelle est-elle à la hauteur des anciennes à texte où le lyrisme prédominait avec les chouyoukhs comme Abdelkader khaldi, Mostefa Ben Brahim et Lakhdar Benkhelouf ? A notre époque, on avait hérité des chansons des chouyoukhs comme Abdelkader Khaldi, Zine Benamer, Hachemi Bensemir et Benyekhlef. Ils nous donnaient des poèmes que l'on composait à notre manière. La musique bédouine était véhiculée dans un style moderne comme font actuellement les jeunes qui reprennent les chansons du terroir et les chantent selon leur propre style. Les jeunes ont pris la relève. Quel est votre avis sur la chanson raï ? Le raï est une musique bédouine, rurale, du terroir chanté par de nouvelles voix jeunes comme Khaled, Cheb Mami. J'ai donné des poèmes de Mostefa Ben Brahim, du cheikh Benguenoun et de Benyekhlef, l'auteur de la fameuse chanson «Rani m'hayare». Quel est votre meilleur souvenir ? Mon meilleur souvenir, c'est la tournée que j'ai effectuée avec la comédienne Keltoum en 1947 à travers tout le territoire national, notamment dans l'Algérois, le Constantinois, l'Oranie et le Sud. J'avais à l'époque 20 ans et j'étais le premier accordéoniste de toute l'Afrique du Nord, mais il me fallait une autorisation paternelle pour être admis dans cet orchestre. Ce dernier était composé de virtuoses tunisiens, notamment un tambourin, un accordéoniste, un luthiste, et de la derbouka. C'était l'orchestre libre de Keltoum. Vous souvenez-vous de votre première chanson et dans quelles conditions vous l'avez-vous écrite ? J'ai écrit ma première chanson par passion car j'aimais la musique à l'âge de 18 ans et j'en ai fait un 78 tours. Le titre de la chanson est «Halach bik teblini» (Pourquoi m'as-tu ensorcelé) qui a paru aux éditions Pathé Marconi. Avec ce disque qui a connu un franc succès, Blaoui est devenu célèbre. C'est une chanson bédouine convertie dans des instruments nouveaux. En 1953, les premières chansons sur le marché de la musique étaient bédouines comme «Bya dhak el mour» du cheikh Hachemi Bensemir qui est toujours en vogue ainsi que celle de Benyekhlef «Rani M'hayar». Avant la sortie de ce 78 tours, il y avait la troupe Blaoui créée en 1939/40 composée de 20 comédiens, chanteurs et musiciens. On faisait le spectacle de pièces en trois actes avec la partie concert ; c'était une autre conception du spectacle. La polémique avec le réalisateur Abdelatif Merrah à propos du documentaire «Parlez-moi de Blaoui» réalisé sans votre consentement est-elle résolue ? Merrah a pris l'initiative de faire un documentaire sur ma vie sans me consulter alors que j'effectuais mon pèlerinage. A mon retour, j'ai eu l'occasion de le rencontrer lors d'une réception et ce litige s'est dissipé. Avez-vous des regrets ? Parfois, je regrette d'avoir choisi la voie artistique au regard de la situation déplorable des artistes. Bon nombre ont œuvré pour le pays au détriment de leur vie familiale sans aucune reconnaissance, et cela me chagrine énormément. J'ai une pieuse pensée pour le chanteur Hadj Ali Nasri, plus connu sous le pseudonyme de «Katchou» qui vient de décéder récemment d'un accident de voiture. Vos enfants ont-ils opté pour la carrière musicale ? Non; ils ont compris que la voie artistique était aléatoire. Mon exemple leur a servi de leçon, bien qu'ils soient des virtuoses. Mes enfants ont préféré ne pas suivre mon itinéraire. L'aîné Abdelghani joue du synthétiseur, de la basse et de la guitare. Le benjamin Mohamed Elias s'adonne à la guitare. Jeunes, ils ont eu une formation au conservatoire. Que pensez-vous de la situation de l'artiste ? Le ministère de la Culture est le seul habilité à élaborer le statut de l'artiste, mais cela stagne et il n'y a pas de suite. Il y a des promesses mais rien de concret jusqu'à présent. Pourquoi vous êtes-vous retiré de la scène musicale ? Je ne retrouve plus la même ambiance laborieuse d'autrefois; bon nombre de mes amis musiciens sont décédés et la liste est longue; avec les jeunes artistes, il est difficile de s'adapter. Je préfère travailler seul avec mon micro et mon synthétiseur. L'essentiel pour moi est d'être satisfait de mon travail. Aucun hommage ne m'a été rendu mis à part celui très vibrant et chaleureux d'El Eulma et d'Alger, avec le directeur de l'Entv Habib Chawki Hamraoui. Je suis déçu par cette mise à l'écart et cette indifférence. Blaoui, quelle est votre principale qualité ? La patience; je suis méticuleux, ordonné et perfectionniste.