Ce reniement d'un pays qui, en 1967, n'avait pas craint de nommer clairement l'agresseur est doublement catastrophique. Il contribue à figer un rapport de forces en Occident qui penche, nettement, en faveur d'Israël, réduisant les chances d'une solution fondée sur le droit international. Et il place la diplomatie française sur un axe politique qui a pour effet de lui ôter toute substance. Quelle sera, demain, la contribution à la paix d'une France démonétisée ? On l'imagine sans peine. En novembre 1967, le général de Gaulle évoquait une «occupation qui n'ira pas sans oppression, répression et expulsions» et justifiait, à l'avance, «une résistance que l'occupant, à son tour, qualifiera de terrorisme» (conférence de presse du 27 novembre 1967). Son lointain successeur préfère se ranger, lui, du côté de l'occupant, au diapason d'un establishment occidental toujours soucieux d'offrir une marge de manœuvre maximale à l'Etat hébreu. L'impunité d'Israël, au terme de cette sanglante «guerre de Gaza», du reste, ne doit pas en occulter les dommages collatéraux : rupture des relations diplomatiques avec certains pays (Venezuela, Mauritanie), fin des relations commerciales avec le Qatar, spectaculaire retournement turc, net durcissement syrien, acerbes critiques égyptiennes. En outre, on peut légitimement s'interroger sur le bilan militaire de l'opération. En détruisant les infrastructures du mouvement «islamiste» l'Etat hébreu, nous dit-on, aurait remporté un indéniable succès. Ainsi, le bombardement, massif et meurtrier, d'un immense camp de réfugiés est censé relever, dans la «novlangue» des experts, du paradigme de la victoire militaire. Comme si le bilan de ce bain de sang, perpétré à distance, pouvait s'apparenter à celui d'une guerre remportée à la loyale, sur un champ de bataille, face aux soldats d'une armée digne de ce nom. Un massacre de civils peut-il être qualifié de succès militaire ? Le poète israélien, Jonathan Geffen, lui, a fait une découverte saisissante. Il nous la livre, dans une tribune libre consacrée à Gaza, «Un territoire en forme de cimetière», dans laquelle il clame son dégoût devant cette «guerre insensée» : «Une fois de plus, nous faisons la seule chose que nous semblons savoir faire : un massacre de masse qui finit, toujours, par être perçu comme un génocide». Quelle est cette découverte, que les médias occidentaux se sont empressés d'occulter ? «Quoi de plus troublant que de découvrir que le nom du pogrom que nous sommes en train de commettre, «Plomb durci», est tiré d'un poème de Bialik, le poète des pogroms ?» («Maariv», cité par «Le Courrier international», 8-14 janvier 2009). Mêler, ainsi, l'odieux bombardement de Gaza et la douloureuse mémoire des pogroms tsaristes, il fallait oser. «L'opération «Plomb durci» a atteint ses objectifs et, même, au-delà», clama Ehoud Olmert, au lendemain du cessez-le-feu. Un bilan triomphal, confirmé par l'un de nos experts hexagonaux : «Israël a atteint l'essentiel de ses objectifs militaires. Il s'agissait d'empêcher la reconstitution des stocks de roquettes, que le Hamas tire sur le sud du pays... Le Hamas n'aurait plus, qu'environ, le tiers des munitions qu'il possédait au début du conflit. Du point de vue militaire, le Hamas est étranglé et il a dû accepter un cessez-le-feu, afin de conserver une partie de son arsenal, qui lui permet de continuer à exister, militairement». (Pierre Razoux, interview dans «Libération», 21/01/2009). Autrement dit la victoire israélienne, à Gaza, se mesure à la diminution du stock de munitions dont dispose l'adversaire. On est, quand même, loin de la victoire, triomphale, remportée, en juin 1967 face à trois armées arabes. Evidemment favorable à un occupant surarmé, le bilan des pertes humaines n'en est pas moins sujet à caution. La presse occidentale, dans l'ensemble, a fait sienne la comptabilité fournie par Tsahal : sur environ 1 100 morts, l'armée israélienne aurait tué 600 combattants palestiniens (dont 500 pour le Hamas). Mais, outre que ce mouvement ne reconnaît que 48 tués au combat, le bilan établi par le centre palestinien des droits de l'homme fait état, lui, de 1 285 morts, dont 280 enfants, et 4 336 blessés. Parmi les morts, 82,6 % sont des civils, et 43% des femmes et des enfants (Interview de Khalil Chahine, « Libération», 27/01/2009). Un prix humainement très élevé, cela va sans dire, pour un piètre résultat militaire. Mais l'essentiel est sauf puisque, selon Pierre Razoux, «les objectifs politiques d'Ehoud, Barak et Tzipi Livni ont, eux aussi, été atteints. Dans la perspective des prochaines élections, ils voulaient montrer qu'ils pouvaient être extrêmement durs, et que les électeurs pouvaient leur faire confiance». Merveilleuse démocratie israélienne . Si la capacité de résistance du Hamas avait été anéantie, les communiqués de victoire de Tsahal auraient, évidemment, un sens. Mais il n'en est rien. Crédité, avant le conflit, de 15 000 à 20 000 combattants, le mouvement est loin d'avoir été écrasé, militairement. Il a, d'ailleurs, salué le cessez-le-feu israélien d'une ultime salve de roquettes, à l'instar du Hezbollah, à la mi-août 2006. Appliquant la tactique du «rouleau compresseur», l'armée israélienne a, systématiquement, détruit avec les blindés, l'artillerie et l'aviation tous les bâtiments susceptibles d'offrir un appui à la résistance. Elle a réussi à cerner Gaza en coupant, en deux, l'étroite bande de territoire, que ses services secrets connaissent par le menu et où ses drones de surveillance épient, sans relâche, le moindre mouvement. Mais le soldat israélien ne s'est pas aventuré au cœur des villes. Le centre de Gaza est resté aux mains du Hamas, et le corps-à-corps, en milieu urbain, ne s'est nullement généralisé. Même la destruction, proclamée par Israël, des tunnels d'approvisionnement entre Gaza et l'Egypte, ne paraît pas assurée. Youval Diskin, chef du Shin Bet, a déclaré que «le Hamas pourra reconstruire les tunnels en quelques mois, et recommencer à faire de la contrebande d'armes» («Le Monde», 19/01/2009). Autrement dit, la branche militaire du Hamas dispose, toujours, du gros de ses forces, et ses filières d'approvisionnement seront rétablies. Pour anéantir, militairement, le Hamas, les experts israéliens estiment qu'il faudrait rester à Gaza plus d'un an. Inutile d'insister sur le coût d'une telle opération. Acculée dans son sanctuaire, la résistance islamique livrerait, dans les ruelles étroites de Gaza ,un combat désespéré dont les fantassins israéliens feraient, sans doute, les frais, sans parler des innombrables victimes civiles. Le Hamas se trouverait dans la situation des insurgés du ghetto de Varsovie, en 1943 : mourir en combattant, plutôt que de se laisser exterminer par l'occupant. On sait, d'ailleurs, que cette audacieuse comparaison fut inaugurée par un général israélien. Avant l'accomplissement de cet improbable scénario-catastrophe Israël, et la «communauté internationale», devront compter avec le Hamas. Sa résilience, face au déchaînement de la puissance militaire israélienne est, incontestablement, une victoire politique. Le surcroît de légitimité dont il bénéficie, dans l'opinion palestinienne et arabe, également. Dans un conflit aussi asymétrique, le faible ne se fixe pas pour objectif d'éliminer le fort : il sait que c'est impossible. La première victoire de la résistance, c'est de survivre à l'anéantissement, que lui promet l'occupant. Le Hamas ne dispose pas du même arsenal que le Hezbollah, ni de la même expérience de la guérilla contre l'envahisseur, du moins pas encore. C'est pourquoi, il a infligé de très faibles pertes à une armée israélienne qui s'est, prudemment, tenue à distance du centre névralgique de la résistance. Mais les tirs de roquettes artisanales, ces «crimes de survie», attestent qu'il détient l'amorce d'un pouvoir dissuasif sur Israël, facteur d'insécurité sur le sol israélien, faute de pouvoir infliger des dommages de nature militaire. Bien sûr, cette stratégie de la dissuasion asymétrique, par les tirs de roquettes, soulève de nombreuses objections. Elle expose la population de Gaza à de terribles représailles, observent ses détracteurs, pour un résultat militaire nul, et un impact politique négatif. Mais le choix des moyens, pour la résistance palestinienne, n'a jamais été facile. L'inégalité abyssale du rapport de forces condamne la résistance, quoiqu'elle fasse, à subir des frappes plus sanglantes que les dommages qu'elle peut infliger à l'occupant. De plus, l'argument selon lequel le Hamas se sert des civils comme «boucliers humains» est doublement inepte : c'est reprocher à la résistance de faire corps avec la population, et à la population d'exister là où elle existe. Sans oublier que, sur le plan historique, c'est l'occupation qui est le fait générateur du conflit, et non la résistance à cette occupation. L'énorme disproportion entre le nombre de victimes des roquettes palestiniennes, et celui des victimes de tirs israéliens, suffit à démontrer, du reste, où se situe l'origine principale des violences. Raymond Aron disait qu' «Israël gagne toujours la guerre mais perd, toujours, la paix». En janvier 2009, à Gaza, il n'est pas sûr qu'il ait gagné la guerre, à supposer que cette dénomination corresponde, exactement, à la réalité. Quant à la paix, on se demande quel bénéfice politique Israël va pouvoir tirer de ce nouveau massacre. Le processus de paix est anéanti, les collaborateurs palestiniens d'Israël couverts d'opprobre et le Hamas, plus que jamais, incontournable. Sur le plan international, l'Etat hébreu est perdant : son impopularité, à l'échelle planétaire, et sa détestation dans le monde arabe, atteignent des sommets. Prodige d'équilibrisme, la résolution 1860 de l'ONU n'a, guère, lésé ses intérêts, mais elle enjoignait néanmoins à Israël de cesser le feu, et les Etats-Unis y ont consenti par abstention. Vainqueur autoproclamé d'un combat douteux, l'Etat hébreu a, durablement, ruiné les chances de la paix au prix d'une véritable souillure morale : les conséquences en seront beaucoup plus sérieuses que l'élimination d'un stock de roquettes. Comme le résume Ofer Shelah, dans le grand quotidien israélien «Maariv» : «Israël, qui voulait être une lumière pour les nations est, aujourd'hui, fière d'avoir adopté l'échelle de valeurs de Vladimir Poutine. Si c'est cela la victoire, malheur aux vainqueurs». (Suite et fin)