Une «monarchie élective» sans aristocratie Bien entendu, la matrice de ces nouveaux régimes post-soviétiques est commune. Il faut, sans doute, remonter au règne de Pierre le Grand pour en comprendre toute la profondeur. Avec l'instauration de la Table des Rangs, la classe dirigeante russe est étroitement liée au pouvoir régalien par des rapports, tout à la fois, de hiérarchie et de dépendance. L'historien Victor Leontovitch a relevé l'absence, en Russie, du fondement des libertés aristocratiques qui, à l'époque moderne en Occident, sont le prélude à l'émergence des libertés démocratiques à la fin du XVIIIe siècle. Jusqu'à la révolution bolchevique, et davantage encore après, avec la constitution de la nomenklatura, la classe dirigeante russe est une caste captive : ses membres sont privés d'un statut qui leur garantisse la stabilité de leur position et, ce faisant, des droits individuels. Appartenir à la classe dirigeante emporte des privilèges, matériels notamment, mais ne confère ni la liberté, ni la sécurité personnelle. Qui plus est, l'absence d'un statut garanti nécessite, à chaque instant, l'épuisante conquête (ou la reconquête) des faveurs nécessaires au maintien au sein de la classe dirigeante. Un travail de chaque instant qui, assurément, réduisait à néant le temps nécessaire pour se cultiver et réfléchir, se consulter avec ses pairs, ou poser les jalons d'une action collective. La nomenklatura va connaître une phase décisive, dans les années 1960 et 1970, sous Leonid Brejnev, une phase que l'on peut, aujourd'hui, considérer comme un temps d'émancipation qui débouche sur la conquête, par le biais des privatisations des années 1990, d'un capital économique, soit au sens capitaliste classique du terme, ou en rentabilisant une position dans l'appareil administratif. Pour autant, la nomenklatura demeure, jusqu'à son abolition (en 1991), une élite, sinon captive, du moins extrêmement contrainte et hiérarchisée. Après la nomenklatura, qu'en est-il de la structure de la nouvelle classe dirigeante, de sa culture et de sa vision du monde ? S'est-elle émancipée, en devenant titulaire de droits de propriété ? Outre que la «nouvelle» élite dirigeante n'est pas vraiment nouvelle, on constate qu'elle continue de former un groupe relativement fermé. La classe dirigeante est, pourtant, divisée en un nombre infini de groupes d'intérêts, mais ces derniers, très fluctuants et assez insaisissables, s'institutionnalisent peu, ou pas du tout. Les conflits, liés à la maîtrise des ressources politiques, économiques ou administratives, sont éphémères et les clivages très fluctuants. C'est un facteur qui rend difficile, voire impossible, la pratique de l'alternance au pouvoir et l'institutionnalisation d'une opposition sous la forme d'un parti politique structuré et organisé. Le pluralisme territorial La centralité de l'institution présidentielle répond presque en écho à la géographie économique et sociale de la Fédération de Russie. Le Kremlin est au centre de la capitale, Moscou, qui est, plus que jamais, la ville-centre, le cœur politique et économique du pays, la seule métropole mondiale en interaction avec le monde extérieur, contrastant, en cela, avec des provinces relativement coupées des processus de globalisation, hormis quelques métropoles régionales (Saint-Pétersbourg, Ekaterinbourg ou, encore, Novossibirsk). Les rapports entre les grandes institutions fédérales – Président, administration présidentielle, gouvernement, Douma, Conseil de la Fédération, Banque centrale, etc. – s'inscrivent dans une topographie moscovite, où se déroule l'essentiel de la vie politique de la Russie, dans les coulisses du pouvoir ou, encore, dans les hémicycles parlementaires ou les tribunes médiatiques, toutes situées à Moscou. Tout aspirant à la classe dirigeante, fût-ce celle d'une région, doit connaître un peu Moscou, s'y repérer dans la très mouvante géographie du pouvoir, savoir «qui est qui» au sein de l'administration présidentielle, à la Douma, dans les ministères et leurs nombreuses antichambres, qui chapeaute ou bien tire les ficelles des grandes centres économiques, ou stratégiques, et des très nombreux réseaux qui traversent et structurent le pouvoir en Russie. Moscou est, en soi, le lieu du pouvoir par excellence. La topographie moscovite détermine la topographie politique générale du pays. Mais, loin s'en faut, tout ne se décide et ne se joue pas à Moscou. Le nouveau régime russe est marqué, dès sa naissance, par une tension entre le Centre et les «sujets de la Fédération», une tension qui va déterminer bien des rapports de force politiques et économiques et imprimer, profondément, sa marque sur la configuration des institutions fédérales. La Russie est bien davantage marquée par un pluralisme des territoires que par un pluralisme politique et idéologique. S'il y a eu, pendant la présidence Eltsine, une opposition politique un tant soit peu structurée, celle-ci fut constituée par les chefs des administrations régionales qui, en 1999, prirent l'initiative de mettre sur pied un «parti du pouvoir» préparant la succession de Boris Eltsine. Il s'agit de comprendre «Toutes les Russies», au sens de l'Ancien régime, plutôt que «la Russie». Aussi bien que le pouvoir central, et en interaction avec lui, les régimes régionaux ont subi une évolution passionnante au cours des années 1990 et 2000. Le président Poutine a lancé sur ce terrain du fédéralisme des réformes qui posent de profondes questions : quelle est la place, à terme, des minorités nationales en Russie ? Jusqu'où peut aller l'ethnicisation du pouvoir politique dans les républiques ? La Russie doit-elle être fédérale, ou unitaire ? Les débats actuels sur la refonte du cadre fédéral, et du découpage administratif du territoire, ont une forte résonance dans l'histoire politique de la Russie. En effet, la recherche d'un découpage administratif adéquat, et pertinent, du territoire, fait l'objet d'un débat presque continu entre les tenants du renforcement du centralisme et les partisans d'une forme décentralisée, ou fédérale, de gouvernement depuis le début du XIXe siècle, au moins. Dans ce débat entre tenants du centralisme et de l'autonomie des provinces, qui resurgit à la faveur du récent projet présidentiel de revenir sur un acquis des années 1995 – l'élection au suffrage universel (et la relative autonomie politique) des chefs des administrations régionales et des présidents des républiques – le nouveau régime russe apparaît dans la plus simple et la plus complexe de ses réalités : il est d'abord, et avant tout, l'héritier de tous les précédents. (Suite et fin)