En tant que théorie des relations intergroupes, la théorie de l'identité sociale se distingue d'autres approches théoriques antérieures. En particulier, elle répond à un souci explicite de démarcation par rapport aux approches « individualistes » des relations – souvent des conflits – entre groupes. Ces approches – par ailleurs très diverses – avaient en commun de tenter d'expliquer les rapports entre groupes sociaux en se focalisant sur des processus psychologiques individuels. Par exemple, la théorie de la personnalité autoritaire d'Adorno et al., inspirée par la psychanalyse, situe les causes de l'antisémitisme dans une configuration particulière de personnalité se manifestant par une tendance à l'ethnocentrisme : attitudes positives à l'égard de l'endogroupe ; attitudes négatives à l'égard des exogroupes ; conviction que les exogroupes sont inférieurs. Cette structure autoritaire de personnalité se formerait à la suite de la répression, lors de la petite enfance, de tendances agressives envers des parents trop sévères et s'actualiserait dans la projection de ces tendances sur les groupes minoritaires. La théorie du bouc émissaire repose également sur une dynamique de frustration-agression. La théorie de l'identité sociale se distingue aussi de la principale théorie des relations entre groupes à avoir adopté une perspective réellement ‘intergroupe', à savoir la théorie des conflits réels de Sherif (1966). Selon cette théorie, les relations entre groupes peuvent être soit compétitives, soit coopératives. Lorsque des groupes sont en compétition pour l'obtention de ressources rares et valorisées, qu'elles soient de nature concrète (biens matériels ou territoires) ou abstraite (pouvoir, biens symboliques), des conflits émergent. Par contre, dans des situations où l'obtention de ressources rares et valorisées nécessite la poursuite par les membres des deux groupes d'un objectif commun – ou but supraordonné –, la coopération entre groupes entraîne des relations harmonieuses. Ce seraient donc les caractéristiques objectives de la situation qui, en déterminant la nature des relations entre groupes sociaux – compétition ou coopération – entraîneraient l'apparition des préjugés et des biais proendogroupes. Selon Tajfel et Turner (1986), la théorie des conflits réels, bien qu'elle représentait une avancée significative par rapport aux théories individualistes, ne portait pas suffisamment d'attention ni aux processus qui sous-tendent le développement et le maintien de l'identité groupale, ni aux effets potentiellement autonomes que ces aspects ‘subjectifs' de l'appartenance groupale peuvent avoir sur le comportement intra-groupe et inter-groupe. La théorie de l'identité sociale se présente ainsi comme un complément plutôt que comme une théorie concurrente à celle de Sherif. Comportements interindividuels et comportements intergroupes Tajfel et Turner (1986 1) prennent pour point de départ une distinction conceptuelle entre comportements interindividuels et comportements intergroupes. Ils situent ces deux types de comportements de part et d'autre d'un continuum sur lequel les différentes formes de comportement social peuvent être situées. A l'extrémité interindividuelle, on trouve des interactions entre deux ou plusieurs individus qui sont entièrement déterminées par leurs relations interpersonnelles et par leurs caractéristiques individuelles. Ces interactions ne sont par contre absolument pas affectées par les catégories ou groupes sociaux auxquels ces individus appartiennent respectivement. A l'autre extrémité se situent des interactions entre deux ou plusieurs individus (ou groupes d'individus) qui sont entièrement déterminées par leurs appartenances groupales, et guère par leurs relations interindividuelles. Tajfel et Turner citent comme exemple de comportements caractéristiques du pôle interindividuel des relations entre époux ou entre vieux amis ; et comme exemple d'interactions caractéristiques du pôle intergroupe le comportement de soldats lors d'une bataille ou celui de représentants de groupes sociaux assis à la table des négociations lors d'un conflit intergroupe. Ils précisent que ces exemples sont extrêmes et que des formes pures de comportements se trouvant à l'une ou l'autre des deux extrémités sont en réalité improbables dans des situations sociales réelles. Partant de cette première distinction conceptuelle, Tajfel et Turner (1986) formulent la question empirique à laquelle leur théorie devra répondre, à savoir : quelles sont les conditions qui déterminent l'adoption de formes de comportement social s'approchant de l'une ou de l'autre de ces extrémités ? Dans quelles situations les gens auront-ils tendance à se comporter en tant qu'individus ou en tant que membres de groupes sociaux ? Afin d'y répondre, ils introduisent trois autres distinctions. Ainsi, trois continua sont associés au continuum interindividuel / intergroupe du comportement social : le continuum opposant un système de croyances en la mobilité sociale à un système de croyances au changement social ; celui opposant la variabilité des comportements et des attitudes envers les membres de l'exogroupe à l'uniformité de ces comportements et attitudes et celui opposant la perception des membres de l'exogroupe en termes de leurs caractéristiques personnelles à leur perception en tant qu'exemplaires indifférenciés de la même catégorie. Mobilité sociale contre changement social Le système de croyances en la mobilité sociale repose sur l'idée qu'il est possible pour un individu appartenant à un groupe social de quitter individuellement ce groupe pour en intégrer un autre. Les frontières entre groupes sont donc perçues comme étant perméables. Cette caractéristique est particulièrementimportante pour les changements de groupe «vers le haut» ; lorsque l'individu appartient à un groupe désavantagé et qu'il souhaite changer de statut social en devenant membre d'un groupe de statut plus prestigieux. L'idéologie libérale nord-américaine, postulant l'idéal du self-made man grimpant seul les échelons de la hiérarchie sociale, serait l'exemple type d'un tel système de croyances. A l'autre extrémité de ce continuum, se situe un système de croyances selon lequel la nature et la structure des relations entre groupes sociaux au sein de la société sont caractérisées par une forte stratification. Selon ces croyances, il serait impossible à un individu d'accéder à un groupe socialement plus prestigieux, les frontières entre groupes étant jugées imperméables. Le changement ne peut alors s'entrevoir qu'à travers le changement social. Celui-ci qui ne peut s'effectuer qu'à travers des actions collectives visant à changer la structure hiérarchique de la société. Tajfel et Turner (1986) insistent sur le fait qu'il s'agit, là, de systèmes de croyances qui ne coïncident pas forcément terme à terme avec la réalité objective, cependant, «on doit s'attendre à rencontrer une corrélation marquée entre le degré de stratification objective dans un système social (de quelque manière qu'il soit mesuré) et la diffusion sociale et l'intensité du système de croyances au ‘changement social». Ce second continuum est associé au premier dans la mesure où une personne qui croirait en la mobilité individuelle aurait tendance à adopter des comportements de type interindividuel alors qu'une personne croyant au changement social aurait tendance à adopter des comportements intergroupes. Sans cela, aucune action collective ne pourrait avoir lieu. Variabilité ou uniformité des comportements envers les membres de l'exogroupe Plus les membres d'un groupe se situent près de l'extrémité «changement social» du continuum des systèmes de croyances et de l'extrémité «intergroupe» du continuum des comportements sociaux, plus ils feront preuve de comportements uniformes à l'égard des membres de l'exogroupe pertinent. A l'inverse, une situation à proximité des pôles «mobilité sociale» et comportements «interpersonnels» correspondra à une plus grande variété de comportements envers les membres de l'exogroupe. Perception de l'exogrope comme étant hétérogène ou homogène Selon Tajfel et Turner (1986), la perception de l'exogroupe est intimement associée à ces trois continua : plus les membres d'un groupe se situent près de l'extrémité «changement social» du continuum des systèmes de croyances et de l'extrémité «intergroupe» du continuum des comportements sociaux, plus ils auront tendance à traiter les membres de l'exogroupe comme des exemplaires indifférenciés d'une catégorie sociale unifiée, plutôt que selon leurs caractéristiques individuelles. C'est à partir de ce continuum de la perception intergroupe que l'on peut aborder l'étude des stéréotypes. En articulant ces quatre dimensions, la théorie de l'identité sociale représente, selon ses auteurs, «une approche de la psychologie sociale des relations intergroupes qui prend en compte les réalités sociales ainsi que leur réflexion dans le comportement social à travers la médiation de systèmes de croyances socialement partagés». Elle constitue donc bien une tentative d'articulation des niveaux d'analyse identifiés par Doise. Le rôle important dévolu aux systèmes de croyances différencie cette théorie de la théorie des conflits réels (Sherif, 1966). Comme nous l'avons vu, selon cette dernière, la réalité objective (coopération ou compétitions réelles) déterminerait directement la nature des relations entre groupes et des comportements sociaux qui y sont associés. Dans la théorie de l'identité sociale, les effets des caractéristiques objectives de la situation ne sont pas niés, mais ils sont médiatisés par ces systèmes de croyances. Selon Tajfel et Turner (1986), la théorie des conflits réels ne permet pas de comprendre les situations, pourtant souvent observées, où les membres de groupes minoritaires ou dominés, loin d'initier des conflits, font preuve d'une tendance à favoriser l'exogroupe majoritaire ou dominant et à dénigrer l'endogroupe. Ce serait le cas, par exemple, des Afro-Américains, des Canadiens Français, des Maoris de Nouvelle-Zélande ou des Bantous sud-africains (du moins à l'époque où écrivaient Tajfel & Turner). La théorie des conflits réels prédirait qu'une situation de bas statut ou de subordination entraînerait un antagonisme envers le groupe dominant ou de haut statut et provoquerait le conflit social. L'existence de systèmes de croyances, qui se développeraient à partir des situations inégalitaires réelles et participeraient à leur légitimation, en restreignant par exemple les possibilités de comparaisons intergroupes à des groupes de statuts comparables, pourrait contribuer à expliquer cette tendance au statu quo. Par contre, cette explication ne permettrait pas de rendre compte des situations de changement dans les relations intergroupes. Ces changements peuvent apparaître très soudainement, et parfois en l'absence de modifications dans la nature des relations hiérarchiques objectives entre groupes sociaux. C'est le cas, par exemple, du mouvement des droits civils des Noirs américains qui, dans les années 60 et 70 ont rejeté les évaluations négatives de leur groupe social et ont développé une identité positive ethnocentrique. D'après Tajfel et Turner (1986), l'élément critique à la base de ce type de mouvement social serait la recherche d'une identité groupale positive. Ce serait à partir de cette quête identitaire que les groupes sociaux désavantagés en viendraient à revendiquer une répartition plus juste de ressources rares et valorisées entre les groupes : «Une distribution inégale de ressources objectives promeut un antagonisme entre groupes dominants et groupes dominés, à condition que ce dernier groupe rejette son image précédemment acceptée et consensuellement négative, et avec elle le statu quo, et commence à œuvrer au développement d'une identité groupale positive.» De même que, dans certaines conditions, les membres de groupes désavantagés peuvent se mobiliser afin d'amener un changement social, il faut souligner que les membres de groupes de haut statut peuvent se mobiliser afin de maintenir l'identité sociale favorable attachée à leur situation privilégiée. (A suivre)