Concept de soi, catégorisation et comparaisons sociales Alors que l'explication de la théorie de l'identité sociale reposait sur une articulation entre facteurs cognitifs et motivationnels, la théorie de l'autocatégorisation se présente comme une théorie socio-cognitive. A la base de cette théorie se trouve, en effet, l'idée selon laquelle les représentations cognitives du soi prennent la forme d'auto-catégorisations : «des groupements cognitifs de soi-même et de quelque classe de stimuli comme étant les mêmes (identiques, similaires, équivalents, interchangeables, etc.) en contraste avec quelque autre classe de stimuli » (Turner et al., 1987, p 44). Ces catégorisations sociales existent en tant que parties d'un système hiérarchique de classification dont les niveaux supérieurs incluent, entièrement, les niveaux inférieurs. Le degré d'abstraction d'une catégorisation correspond au degré «d'inclusivité» des catégories de ce niveau. Ainsi, par exemple, la catégorie «fauteuil» inclut les catégories «fauteuils en bois» et «fauteuils en cuir» mais est, elle-même, incluse dans la catégorie plus abstraite des «meubles». Plus particulièrement, lorsque la catégorisation est sociale, Turner distingue trois niveaux d'abstraction correspondant à trois formes d'auto-catégorisation. Le niveau le plus concret est le niveau individuel, le niveau intermédiaire est le niveau groupal et le niveau le plus abstrait correspond à la catégorisation de soi, en tant qu'être humain. Turner traduit, ainsi, de manière plus formelle, en s'appuyant, entre autres, sur les théories cognitives de la catégorisation développées par Bruner et Rosch, l'idée du continuum interindividuel – intergroupe présent dans la théorie de l'identité sociale. Selon la théorie de l'auto-catégorisation, le fonctionnement du concept de Soi dépend de la situation. Il comprend de nombreuses composantes. Parmi ces différentes «images de soi» possibles, certaines seront rendues saillantes en fonction de la situation spécifique dans laquelle l'individu se trouve. Ainsi, l'identité masculine d'un individu peut être activée s'il se trouve dans une situation qui requiert une comparaison avec des femmes ; le même individu peut se catégoriser comme plombier, ou médecin, si la situation induit une comparaison avec d'autres groupes professionnels. Cette image de soi émerge, donc, en fonction d'une interaction entre les caractéristiques de l'individu et celles de la situation dans laquelle il se trouve. En particulier, Turner propose que les auto-catégorisations, à quelque niveau d'abstraction que ce soit, tendent à se former, et à devenir saillantes, à travers des comparaisons de stimuli définis comme étant membres de la catégorie inclusive immédiatement supérieure. Par exemple, on se catégorisera en tant qu' «immunologistes» en se comparant aux «généticiens», qui font également partie de la catégorie plus inclusive des «biologistes», alors que l'on se catégorisera en tant que «biologistes» si la catégorie de comparaison n'est pas incluse dans le niveau d'abstraction directement supérieur aux «immunologistes», comme les «physiciens». La formation des catégories – le processus de catégorisation – suit le principe du méta-contraste. Selon ce principe, une collection de stimuli aura plus de chance d'être catégorisée comme une entité si les différences entre ces stimuli (différences intra-catégorielles), selon des dimensions de comparaison pertinentes, sont perçues comme étant moindres que les différences entre cette collection de stimuli et d'autres stimuli (différences inter-catégorielles). Il s'ensuit que la catégorisation en tant qu'individu (le degré le plus concret d'abstraction) est basée sur des comparaisons entre soi et des membres de l'endogroupe, que les catégorisations en endogroupe et exogroupe sont basées sur des comparaisons entre êtres humains, et que la catégorisation en tant qu'être humain se base sur des comparaisons entre espèces (Turner et al., 1987, p. 48). De plus, selon les produits du processus de catégorisation mis en évidence, comme nous l'avons vu, par Tajfel et Wilkes, la saillance d'une auto-catégorisation amène une accentuation perceptive des similarités intra-catégorielles et des différences inter-catégorielles entre personnes, puisque leurs caractéristiques personnelles sont inférées à partir de leur appartenance à une catégorie. Cela mène, ainsi, à une perception de similarité accrue entre membres de la même catégorie, ainsi qu'à un contraste, accru, entre membres de l'endogroupe et de l'exogroupe. Par exemple, si votre identité régionale est saillante, vous aurez tendance à percevoir peu de différences entre les habitants de votre région et beaucoup de différences entre ceux-ci et les habitants de la région voisine. Par contre, si votre identité nationale est saillante, vous percevrez les habitants de la région voisine, ainsi que tous les habitants de votre pays, comme semblables entre eux, mais très différents des habitants des autres pays. Accessibilité et adéquation Le choix du niveau de catégorisation est le fruit d'une interaction entre les caractéristiques de la situation et celles de l'individu. Ainsi, une catégorie aura d'autant plus de chances de devenir saillante, dans un contexte donné, qu'elle est cognitivement accessible pour l'individu et, par conséquent, de la disposition du sujet percevant à utiliser cette catégorisation particulière (perceiver readiness). Cette accessibilité, relative, dépend des expériences passées de la personne, de ses attentes et motivations actuelles, de ses valeurs, objectifs et besoins. L'individu intervient, donc, activement dans le choix des catégories qui sont, pour lui, pertinentes et utiles. Parmi ces caractéristiques personnelles, l'identification subjective de l'individu au groupe joue un rôle primordial : une catégorie est d'autant plus facilement activée que l'on s'y identifie. L'identification, une caractéristique relativement durable, ne doit donc pas être confondue avec la saillance d'une identité sociale, une propriété beaucoup plus sensible au contexte perçu. D'autre part, la sélection de la catégorie dépendra également de la qualité de son adéquation avec la réalité (goodness of fit), que l'on cherche à se représenter : le sujet recherche une représentation de la réalité, en termes de catégories sociales, qui lui semble correspondre à ce qu'il perçoit. Cette adéquation a deux aspects : l'adéquation comparative (ou structurelle) et l'adéquation normative. L'adéquation comparative est définie par le principe de méta-contraste (voir supra). Ce principe définit l'adéquation en termes d'émergence de la «netteté» d'une catégorie sur un fond contrasté. Imaginons la situation suivante : vous entrez dans le hall d'une gare. Parmi la foule, vous apercevez plusieurs personnes portant des vêtements très formels (costumes trois pièces ou tailleurs), alors que la plupart des autres personnes sont vêtues de manière informelle. Etant, vous-même, vêtu d'un jeans usé et d'un T-shirt, vous vous catégorisez parmi les «négligés» et considérez les «stricts» comme un exogroupe. Parmi un ensemble d'individus, les personnes qui se ressemblent tendent à se distinguer par rapport aux autres personnes, permettant ainsi leur catégorisation et l'activation de l'auto-catégorisation correspondante. L'adéquation normative fait, quant à elle, référence au contenu et à la signification sociale de la catégorisation. En effet, il ne suffit pas que les comparaisons entre stimuli mènent à la formation de catégories ; il faut, également, que ces catégories se différencient sur des dimensions congruentes avec les normes qui y sont associées. Ainsi, il faut que la catégorisation adoptée donne sens à la situation perçue (attributs et comportements des individus). Les dimensions de comparaison choisies, afin de former les catégories, seront celles qui sont socialement chargées de signification. En d'autres termes, il faut qu'elles soient compatibles avec les croyances normatives des sujets qui perçoivent. Oakes résume, comme suit, la notion d'adéquation : «(…) cela comprend le degré auquel des similarités et des différences observées entre des gens (ou leurs actions) sont perçues comme étant corrélées, d'une manière compatible avec les stéréotypes, avec une division en catégories sociales» (in Turner et al., 1987, p. 131). En d'autres termes, nous aurons d'autant plus tendance à assigner une personne à une catégorie sociale déjà connue que cette personne se comporte conformément aux attentes que, inspirés par les stéréotypes, nous avons à l'égard des membres de cette catégorie. Revenons à la situation de la gare. Soudain, une altercation a lieu entre le guichetier – dont vous reconnaissez les origines maghrébines – et une cliente. Celle-ci profère une insulte raciste à son encontre. Parmi les témoins, certains, indépendamment de leur habillement, prennent le parti du guichetier, et d'autres celui de la dame. Votre identité antiraciste devient, alors, saillante et vous prenez parti pour le guichetier. C'est, alors, cette dernière identité qui inspire vos comportements. Elle est devenue saillante, d'autant plus facilement qu'elle est importante à vos yeux (nettement plus qu'une identité en termes de choix vestimentaires). Vous percevez, alors, les membres du groupe «raciste» comme semblables, malgré qu'ils soient vêtus différemment, et ce d'autant plus qu'ils se conforment à l'image que vous avez des membres de cette catégorie sociale. La dépersonnalisation La catégorisation sociale s'accompagne d'un phénomène de dépersonnalisation. Il s'agit d'une redéfinition cognitive du soi, qui ne se définit plus à partir d'attributs uniques et de différences individuelles, mais bien en fonction des appartenances sociales partagées, et des stéréotypes qui y sont associés : «La dépersonnalisation du soi est la stéréotypisation subjective du soi, en fonction de la catégorisation sociale pertinente» (Turner, 1999, p. 12). Ce serait ce processus de dépersonnalisation, inhérent au processus de catégorisation sociale, qui transformerait le comportement individuel en comportement collectif, puisque les personnes perçoivent et agissent, alors, en fonction de conceptions collectives partagées du soi. Les individus adoptent, alors, les normes du groupe et orientent leurs comportements en fonction de celles-ci. Pour revenir à l'exemple précédent, le fait que votre identité antiraciste ait été rendue saillante vous mène à mettre de côté vos caractéristiques personnelles, à vous concevoir, avant tout, comme un membre de cette catégorie, et à vous comporter conformément aux normes associées à cette catégorie. Puisque les autres membres de cette catégorie se réfèrent aux mêmes normes, cela vous permet d'initier une action collective. Notons que la dépersonnalisation, telle qu'elle est conçue dans le cadre de la théorie de l'autocatégorisation, se distingue du concept de désindividualisation. Ce dernier implique une perte d'identité individuelle suite à l'immersion de la personne dans une situation de groupe – telle qu'une foule – et s'accompagne d'une régression vers une forme plus primitive, ou inconsciente, d'identité : absence de conscience de soi et d'auto-régulation. La dépersonnalisation n'implique, quant à elle, qu'un changement de niveau de catégorisation de l'identité individuelle à une identité sociale. Il s'agit du fonctionnement normal du Soi, et ce passage ne s'accompagne pas d'une perte ou d'une régression. Il correspond, au contraire, à un besoin d'adaptation à la réalité, qui peut être hautement approprié, selon les circonstances 4. L'antagonisme fonctionnel Enfin, il existe, selon cette théorie, un antagonisme fonctionnel, entre la saillance d'un niveau de catégorisation et les autres niveaux. En effet, la saillance d'un niveau de catégorisation entraîne la perception de similarités entre les membres de la catégorie, et de différences entre membres de catégories différentes. Ce processus inhibe la perception de différences intra-catégorielles au niveau subordonné d'abstraction, ainsi que la perception de similarités entre classes au niveau supra-ordonné. Par exemple, si la situation induit une comparaison avec les «physiciens», seule la catégorisation en tant que «biologiste» sera saillante, et les catégorisations en tant qu' «immunologiste» (au niveau subordonné) et en tant que «scientifique» (au niveau supra-ordonné) seront inhibées. Ainsi, selon cette théorie, un seul niveau de catégorisation peut être saillant à la fois. Pour conclure Certains tenants des théories de l'identité sociale et de l'auto-catégorisation les ont présentées comme un véritable changement de paradigme en psychologie sociale. Ainsi, en plus des domaines d'application les plus directement concernés, comme le nationalisme, les préjugés, les relations interculturelles, les conflits et les processus de réconciliation intergroupe, ou l'action collective, de nombreux champs de la psychologie sociale ont été revisités à la lumière de ces deux théories : l'influence sociale, la théorie des jeux, la soumission à l'autorité, l'expérience de la prison de Stanford, les comportements altruistes et la psychologie des organisations n'en sont que des exemples, parmi d'autres. Comme toute théorie digne de ce nom, ces théories ont suscité de nombreuses critiques, qu'il ne nous est pas possible de présenter ici. Cependant, force est de reconnaître l'étonnante vitalité des recherches empiriques, et des questionnements théoriques qu'elles ont inspirés, et ce aussi bien au niveau de l'étude de leurs composantes psycho-cognitives, qu'à celui de leurs implications sociales et politiques. Ce mouvement semble loin de s'essouffler aujourd'hui. (Suite et fin)