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Socialisme et étatisme : des idées naïves et dangereuses
Publié dans Le Maghreb le 12 - 04 - 2010


Taïeb Hafsi
Dans une société complexe, comme l'est devenue l'Algérie, la théorie moderne contractualiste explique les comportements. Cette théorie part du principe que l'individu est : (1) autonome, c'est-à-dire qu'il n'est ni programmé, ni contraint pour agir, mais mû par des désirs, des besoins, une utilité, plutôt que par l'appartenance à un groupe économique, social ou religieux; (2) il est rationnel. Cette hypothèse s'oppose aux modes archaïques de rationalisation : code de l'honneur, devoir aristocratique, élitisme racial, etc., et affirme une capacité uniforme de penser, de calculer et de décider; (3) l'individu est informé. En laissant faire des acteurs autonomes, rationnels et informés, la meilleure coordination possible est assurée par le marché. Cependant, comment cela se fait-il ? Cela est expliqué par trois constructions conceptuelles, qui constituent la théorie contractualiste : la théorie des droits de propriété, la théorie des coûts de transaction et la théorie de l'agence.
Les limites de
l'autonomie : les droits de propriété
Pour donner corps à l'axiome d'autonomie, il fallait trouver un mécanisme qui permette de sauvegarder la liberté, à l'origine d'une "dynamique économique favorable à tous", tout en se protégeant des excès, notamment du gaspillage, que pourraient générer des désirs individuels débridés. C'est ce que permettent les droits de propriété. Quand on parle de propriété, on parle d'abord de ce qui nous appartient en général, property en anglais, ou des biens spécifiques sur lesquels on a un droit reconnu, ownership en anglais. Pour les êtres humains, le droit de propriété, property right, comprend "leurs vies, leurs libertés, leurs biens" . Le droit de propriété est essentiel parce qu'il permet de contraindre les désirs de chacun à ce qui lui appartient en propre. Il est le fondement de l'accord social et, par extension, des comportements "civilisés". En fait, c'est seulement à partir de la deuxième moitié du 20ème siècle que les droits de propriété sont conçus comme outil d'analyse. C'est, semble-t-il, à l'université de Chicago que le mouvement est lancé. Les grandes contributions académiques, notamment celle du prix Nobel Coase, suivent dans les années 60 et 70. Sous l'impulsion du conservatisme thatcherien et reaganien, l'Europe suit un peu plus tard.
Les droits de propriété, qui situent l'individu dans l'espace, ont trois attributs essentiels :
i. ils sont subjectifs : "Seule une personne peut se voir investir du droit sacré à la pleine propriété" (Lepage, 1985) ;
ii. ils sont exclusifs : deux individus ne peuvent posséder simultanément un même bien ;
iii. ils sont librement cessibles.
Depuis le droit romain, on considère que la propriété est un droit à l'utilisation du bien possédé (usus), un droit de bénéficier des fruits qu'il peut générer (fructus) et le droit de le transmettre à d'autres, de le vendre et de le détruire (abusus). Les droits de propriété obéissent à une logique de marché et sont régulés par elle. Bien entendu, il faut une bonne définition de ces droits, avec un rôle essentiel pour l'État. Les droits de propriété sont alors des régulateurs fondamentaux du fonctionnement du marché. Les droits de propriété permettent le fonctionnement du marché. Mais parfois le marché est moins bon qu'une organisation. Quels sont ces situations ? C'est ce que la théorie des coûts de transaction permet d'appréhender.
La théorie des coûts de transaction : prendre en compte le temps des
échanges
Comme les échanges ne sont pas "instantanés", le marché ne peut pas réguler toute l'activité économique. Il nous faut alors parler plutôt de transactions. "Les coûts de transactions posent le problème de l'organisation économique comme un problème de contractualisation." (Willamson , 1994 : 39). Les organisations qui peuvent alors se substituer au marché, comme l'a montré Coase, apparaissent comme des nœuds de contrats. Les droits de propriété adoucissent un peu l'hypothèse d'autonomie des individus. La théorie des coûts de transaction est basée sur un relâchement de la théorie de la rationalité, remplacée par la rationalité limitée de H. Simon . A cause de la durée des échanges, l'ambition cognitive des décideurs est forcément réduite. Ils ne peuvent prendre en compte tout ce qui peut se passer dans le futur et ils sont obligés de se satisfaire de solutions approximatives. A cause de cette imperfection dans le traitement de l'information, provoquée par la durée des échanges, il peut y avoir "opportunisme" de la part des acteurs dans le processus de décision. Opportunisme signifie : "une recherche d'intérêt personnel qui comporte la notion de tromperie" (Williamson, 1994 :70). Ainsi, la théorie des coûts de transaction introduit le soupçon, comme un des moteurs de l'économie. Elle amène aussi à un relâchement de l'axiomatique traditionnelle. Le temps des transactions introduit à la fois des incertitudes et des irréversibilités. Les coûts de transaction fournissent ainsi un outil d'analyse pour prédire les institutions les moins coûteuses (en coûts de transaction), compte tenu des caractéristiques des actifs et de la nature de l'environnement. A titre d'exemple, l'étude contractualiste, basée sur les coûts de transaction, explique les choix qui peuvent être faits entre faire soi-même, sous-traiter ou acheter sur le marché. L'analyse des firmes devient normative. La théorie des droits de propriété montre que la forme de propriété idéale et la plus efficace est la propriété privée. L'entreprise s'explique par la rémunération du propriétaire, de façon à ce qu'il soit tenté d'organiser efficacement la production. La séparation de la propriété et de la gestion s'explique par les coûts de transaction. "La capacité de gestion nécessite une accumulation d'expérience, de savoir faire ou de connaissance… un actif spécifique que l'on peut acheter sur le marché… le propriétaire a intérêt à faire faire lorsque la complexité de l'activité, les techniques nécessaires à la gestion deviennent si spécifiques qu'il lui serait trop coûteux de les pratiquer lui-même. Il est plus efficace de se lier contractuellement à des salariés spécialistes qui gèrent au nom du propriétaire. Celui-ci minimise alors ses coûts en ne contrôlant que les résultats présentés par les gestionnaires." (Gomez, 1996 : 97). Les conséquences de cette séparation, nous amènent à la théorie de l'agence.
Contrôle et
transparence : la théorie de l'agence
"On dira qu'une relation d'agence s'est créée entre deux ou plusieurs parties lorsqu'une de ces parties, désignée comme l'agent, agit comme représentant de l'autre, désignée comme le principal, dans un domaine décisionnel particulier " (Ross, 1973 : 134). Selon Jensen et Meckling (1976 :308), les premiers théoriciens sur ce sujet, peu importe qui est agent ou principal, la relation est consécutive à tout contrat. Chaque acteur peut être à la fois agent et principal.
Au cœur de la relation d'agence, se trouvent les questions d'opportunisme.
L'opportunisme est rendu possible du fait de l'asymétrie d'information, avec donc possibilité d'information cachée (adverse selection) et de risque caché (moral hazard). Comme on n'est jamais sûr que le mandataire va gérer le bien du mandant au mieux des intérêts de ce dernier, il faut mettre en place un système de contrôle. L'agent calcule en fonction de ses intérêts, et le problème du principal est de construire autour de lui un contexte qui lui permet de préserver ses intérêts tout en travaillant au mieux dans l'intérêt du principal. L'entreprise est par nature un nœud de contrats entre un grand nombre d'associés (stakeholders), notamment les salariés, les dirigeants, les propriétaires, les prêteurs, les clients, les fournisseurs, les communautés et l'Etat. Elle est alors potentiellement un foyer très actif d'opportunisme. En particulier, on peut assister à des divergences entre propriétaires et gestionnaires et à des divergences entre gestionnaires. Pour coordonner les intérêts, et donc pour contraindre l'opportunisme, on peut utiliser le marché comme moyen de révélation de l'information, ou utiliser un mécanisme ad hoc, comme le conseil d'administration. Il en résulte alors des coûts d'agence qui peuvent être résumés comme suit :
i. des coûts de surveillance (monitoring expenditures), supportés par le principal, pour la gestion de l'information, la surveillance et l'incitation pour la bonne exécution du contrat ;
ii. des coûts d'obligation (bonding expenditures), supportés par l'agent pour signaler la bonne exécution du contrat. Ceci n'exclut pas l'opportunisme mais le contraint ;
iii. la perte résiduelle (residual loss), constituée par ce qu'aurait gagné chaque partie à ne pas contracter avec l'autre.
Pour les réduire, on met en place des mécanismes de gouvernement de l'entreprise dont l'instrument principal est le Conseil d'administration. Comme l'entreprise est un nœud de contrats entre des multitudes d'associés (propriétaires, gestionnaires, employés, fournisseurs, la communauté environnantes, etc.) la constitution du CA est un acte d'équilibre politique important. Nous pouvons ainsi voir après ce tour d'horizon théorique que les hypothèses qui sont faites par les théoriciens du socialisme ne tiennent pas à l'observation des faits. Le marché est un outil imparfait pour coordonner les activités économiques dans une société, mais nous ne connaissons pas de mécanisme capable de coordonner mieux les activités complexes qui résultent du développement des sociétés modernes. Si on ajoute l'étatisme au socialisme, on ajoute à des hypothèses de comportement une hypothèse de fonctionnement qui a été discréditée depuis longtemps. On ne peut pas gérer la société de manière centralisée. La France est un cas particulier, d'abord parce qu'en apparence elle a fonctionné de manière centralisée depuis environ 6 siècles et ensuite parce qu'elle sert de modèle implicite à nos dirigeants. Je vais donc lui consacrer une petite section avant de revenir à notre propos central du mode de fonctionnement le plus approprié pour l'économie algérienne.
La France : un cas particulier
Au plan organisationnel, la France a été depuis Louis XI, au 15ème siècle, un pays centralisé. Pourtant, contrairement aux prévisions des experts, la France a été relativement innovatrice et elle a été capable de s'adapter aux grands changements qu'a connus le monde, surtout depuis la révolution industrielle en Angleterre. Les chercheurs se sont alors demandés : comment un pays aussi rigide, en apparence, a-t-il pu maintenir son statut face aux pays anglo-saxons beaucoup plus flexibles et plus capables de fonctionner en situation de complexité ? L'explication a été donnée en bonne partie par un sociologue français, Michel Crozier, dans son livre : Le phénomène bureaucratique. D'abord, Crozier s'appuyait sur les travaux de l'historien des affaires A.D. Chandler, sur le cycle de vie des organisations. Chandler avait révélé que dans leur évolution les organisations étaient obligées d'adapter leur structure lorsque leur stratégie changeait.


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