L'ouvrage de Houari Touati est d'autant plus intéressant qu'il a su utiliser, à bon scient, les récits des manuscrits comme des «productions comparables à n'importe quel outil cognitif et représentatif», à même de nous permettre de comprendre la vie sociale en tant que «rapports symboliques», comme nous le dit l'universitaire Khedidja Khelladi, à ce propos, et qui avait été, elle-même, amenée sur cette piste par les usagers même de ces récits à la faveur d'une relecture des récits de la geste hilalienne dictée par la nécéssité de dépoussiérer la bonne vieille légende de Keblout pour voir plus clair : «C'est dire que, précisément, ces convergences sémantiques et structurelles constituent des éléments évidents de ce que l'anthropologie historique et culturelle appelle la personnalité de base, non hérmétiques (…) Ainsi appréhendés, ces hypertextes n'offrent pas seulement une légitimation identitaire conjoncturelle, ils rapprochent des structures anthropologiques de l'imaginaire. Défiant les articulations synchroniques rigides, ils deviennent «matière à identité et à pensée». Ce que dit J.Berque, à propos de Tijani, correspond à un modèle de formation des épopées et légendes ancestrales en Algérie, voire dans le Maghreb. Mais nous y retrouvons, aussi, l'esprit mystique évoqué par Kaddache et la recherche d'une langue idéale, poétique (…), ces références connexes (…), expression de la fonction active, de la mémoire collective (…), sont liées non seulement à une logique d'assemblage des groupes au Maghreb, mais aussi à une logique créatrice. En particulier, elles correspondent d'une part à des modes de vie et à des mouvements de populations et, d'autre part, à des évolutions des expressions populaires qui se développent, essentiellement, à partir du XIe siècle, ce XIe siècle qui en est tellement imprégné tout autour de la Méditérranée. Nous pensons aux chansons de geste, certaines parties de la geste hilalienne étant contemporaines de la chanson de Rolland et, aussi, aux routes des Hilaliens qui entrecoupent celles des Croisés, enrichissant «le conservatoire des réprésentations», comme dit Dumézil. Et les légendes, les contes, la poésie lyrique, ou généalogique, vont travailler à une régulation progressive des contingences. Parmi lesquelles le nomadisme, en interaction avec le mysticisme». Parmi les saints de la tradition populaire qui ont rayonné d'une aura particulièrement chargée, nous pourrons citer, à titre d'exemple concret , certains personnages «awliya» évoqués par Habib Tenguour dans sa remarquable étude d' «Espaces hagiographique des Beni Zeroua'al de la plaine du Chélif» (région d'origine de l'auteur du présent ouvrage qui redécouvre ainsi, à la faveur du travail exploratoire de ce méticuleux chercheur - romancier, les «ridjal es-salihine» , tels Sidi Brahim , Sidi M'Barek, Sidi El Waza'e, Sidi Ben Sha'a, etc., dont le souvenir d'enfance marquant des somptueuses frairies annuelles ( ta'em inter-communautaire de fin d'été) et veillées poétiques d'éloquences verbales au clair de lune pastoral, clamées en l'honneur du Prophète de l'Islam, des saints de la contrée et du combat pour le Bienfait et contre le Mal ,en général, reste à ce jour , indélébile !). Laissons la parole à l'investigateur des lieux de ces saints du Chélif, ou «awliya salihine», dans la tradition populaire : « (…) Les traditions que j'ai pu recueillir à leur sujet ne donnent guère de précisions, (…) elles permettent, cependant, d'en tracer des portraits qui sont des indicateurs fondamentaux pour appréhender la vision populaire du sacré, et pénétrer les pulsions religieuses profondes et ingénues. Ces traditions introduisent immédiatement celui qui les reçoit dans l'univers du mythe, dans l'achronie d'un temps, parfait, traversé par des êtres exceptionnels guidés dans la Voie droite. Un temps «qui est un défi à ce temps (…)» et, «(…) malgré le flou des informations historiques, ces quatre personnages semblent faire partie des saints les plus anciennement installés sur le territoire des Beni Zerou'al, et l'avoir marqué de leur empreinte. C'est vers la fin du XVe – début du XVIe siècle, que se dessinent leurs figures. La période était à l'éclosion de la sainteté et c'est, peut être, dans cette période tourmentée, éclatée, bouleversée, qu'il faudrait chercher les prémices du Maghreb présent. (pour cette période, voir les analyses judicieuses de J. Berque, 1978). Ce qui apparaît, avec certitude, c'est que la tradition orale a retenu les évènements ou, plutôt, le climat, de cette période pour les transcender dans le mythe. Le Maître de l'heure ( moul es-sa'a ) a failli paraître dans la personne de Sidi Ahmed ben Yousef ( er-Rashedi el- Miliani). Celui-ci exerça une influence réelle sur tout l'Ouest du Maghreb Central, grâce au réseau de disciples qu'il forma et dirigea vers chaque tribu de la région. (…) Sidi Ahmed ben Yousef semble être la figure centrale du maraboutisme algérien. Il est le pole ( qutb) vers lequel convergent de nombreux personnages charismatiques. Il concentre, en lui, les qualités de soufi lettré et de derwich populaire ; il est la synthèse du «saint studieux» et du «saint furieux», et c'est en cela qu'il occupe une place de premier plan dans l'imaginaire du monde rural traditionnel. C'est avec Sid Ahmed ben Yousef que s'opère la cristallisation de l'image du marabout, telle qu'elle subsiste encore dans les mentalités. Il est, en quelque sorte, le modèle du genre, le «patron», «l‘idéal-type». Sidi ben Sha'a, qui fut un de ses disciples préférés, lui a emprunté de nombreux traits de caractère et de comportement, et a contribué à la propagation de son enseignement religieux, basé essentiellement sur le «tawhid» défini par el-Ghazali, repris par esh-Shadili. Les imprécations que Sid Ahmed ben Yousef lançait contre les tribus et les cités qui excitaient son courroux sont devenues proverbiales, elles sont un des éléments constitutifs de la culture populaire et de l'imaginaire collectif. Pulsions farouches, elles cotoient les quatrains amers que Sidi Abd –er-Rahman el –Mejdoub, cet autre pole de la sainteté populaire ( maghrébine).Car, le verbe intempestif du saint demeure son charisme le plus efficace !» (A suivre)