Si la suppression du Code de l'Indigénat était une revendication immédiate, le Congrès des travailleurs nord-africains avait pleinement conscience du caractère limité de cette réclamation qui était, avant tout, un moyen pour politiser l'immigration algérienne. Pour «la première plate-forme politique de la lutte directe contre l'impérialisme français», étant donné «que le gouvernement français refuse de donner satisfaction à ces revendications», cette lutte contre le Code de l'Indigénat, et son abolition, «marquera un pas en avant de l'éducation politique des indigènes». Cela laissait sous-entendre que les délégués maghrébins envisageaient d'intensifier leur lutte, et de pousser plus loin leurs revendications. L'indépendance du Maghreb, si elle n'était pas posée, pouvait se deviner derrière cette affirmation. N'affirmant pas leur revendication de l'indépendance, le caractère nationaliste du Congrès était clairement perceptible dans ses prises de postions en matière de politique internationale. Les délégués maghrébins adressèrent des messages de soutien aux peuples marocain, égyptien et tunisien, en lutte contre l'impérialisme occidental. Par là, ils montraient que ce Congrès s'inscrivait dans le cadre des mouvements de libération des peuples arabes. Les délégués maghrébins affirmaient leur appartenance à la nation arabe, et leur attachement à la solidarité arabo-islamique, que les puissances coloniales s'efforçaient de briser. Cela donna un retentissement particulier au Congrès car, pour la première fois en France, des Maghrébins affichaient publiquement, en tant qu'entité spécifique, leur solidarité avec des peuples arabes et musulmans en lutte contre la domination occidentale. Les 150 délégués félicitaient : «leurs frères marocains et leur vaillant chef, Abdelkrim, pour leur succès sur l'impérialisme espagnol et se déclarent solidaires de toute leur action pour la libération de leur sol et crient avec eux : «vive l'indépendance des peuples colonisés ! A bas l'impérialisme mondial ! A bas l'impérialisme français !». Concernant l'Egypte, ils affirmaient : être «de cœur avec leurs frères musulmans d'Egypte, violentés et menacés de famine par le colonialisme barbare du gouvernement britannique. Ils se solidarisent avec eux, dans leur lutte pour l'indépendance totale de l'Egypte». Enfin, ils adressaient : «au peuple tunisien toute leur sympathie pour son attitude courageuse en face du gouvernement du Bloc des gauches, et flétrissent le crime perpétré par la clique colonialiste, contre les ouvriers de Bizerte en lutte pour l'amélioration de leurs conditions de vie. Ils saluent la création d'une CGT tunisienne comme une arme dirigée contre le capitalisme français». Par ces prises de position, en matière de politique internationale, les délégués maghrébins dépassaient les revendications syndicalistes pour poser la question de la libération nationale des peuples colonisés. Cela marquait une étape importante dans le processus de regroupement et d'organisation politique de l'immigration maghrébine. A la suite de ce premier Congrès des travailleurs nord-africains, les revendications définies furent présentées aux Congrès des syndicats. La CGTU donna des directives pour créer des sections et des comités intersyndicaux de travailleurs coloniaux, dans les unions locales, départementales et dans les syndicats. La centrale syndicale communiste aborda, à son tour, la question coloniale en la situant dans le contexte international. Elle intensifia son action en faveur des travailleurs coloniaux. Dans ce sens, la CGTU donna des instructions précises reprenant les revendications posées par le Congrès des travailleurs nord-africains : 1) «Mener la plus large propagande (par des meetings, par la presse, etc.) et exposer la fourberie du capitalisme, qui sème la haine des races pour profiter de la diversion. 2) Demander que la CGTU crée une permanence pour l'organisation de la main-d'œuvre coloniale. Cette attribution n'est pas du ressort de la main-d'œuvre étrangère. Les travailleurs coloniaux ne peuvent être assimilés aux travailleurs italiens, polonais, etc. Ils sont régis par des lois iniques, françaises ; leur question est d'ordre national. 3) Nommer à la CGTU une sous-commission de la main-d'œuvre indigène. 4) Combattre pour l'abolition de l'indigénat et de toutes ses conséquences. 5) Faire connaître les droits d'association, de liberté, de presse et de parole. 6) Combattre la nouvelle loi sur l'immigration. 7) Organiser des tournées de propagande dans tous les centres où réside un fort contingent de main-d'œuvre nord-africaine. 8) Organiser des cours d'éducation primaire et syndicale dans tous les centres ; former des cadres indigènes. 9) Editer la littérature de propagande et éducative en langue française et arabe. 10) Placer des permanents dans les bureaux des syndicats des fortes corporations (métaux, alimentation, gaz, transports, etc.). 11) Porter la question indigène à l'ordre du jour de chaque congrès corporatif. 12) Résolution particulière contre l'indigénat en Algérie». Pour les militants algériens de la CGTU, qui percevait le syndicalisme comme une étape dans la structuration politique de l'immigration maghrébine, ce premier Congrès des travailleurs nord-africains était un succès. Dépassant la stricte action syndicale, les immigrés maghrébins s'étaient positionnés publiquement et politiquement en tant que tels. Cela représentait une étape décisive dans la construction d'une organisation politique autonome des immigrés maghrébins telle que l'envisageaient des hommes comme Abdelkader Hadj Ali, Mohammed Marouf ou Mohammed Saïd Si Djilani. De fait, ces hommes s'appuyèrent, de manière particulière, sur les 8 000 travailleurs maghrébins syndiqués à la CGTU pour créer l'Etoile nord africaine, première organisation nationaliste qui revendiqua l'indépendance complète du Maghreb. (Suite et fin)