C'est le « code de l'indigénat » qui fit « de facto et de jure » des Algériens une race inférieure exclue de la disposition législatives légales de la race des colonisateurs, en les maintenant dans une situation de sujets sans droits taillables et corvéables à merci. Cette situation d'esclavage a fait écrire à un grand chantre de la colonisation, le maréchal Lyantey : « Je crois la situation incurable. Les colons français ont une mentalité de pur Boche, avec les mêmes théories sur les races inférieures destinées à être exploitées sans merci. » Le « code de l'indigénat » comme on l'appelle n'a aucun caractère officiel. C'est simplement une appellation qui recouvre un ensemble de textes, de décrets, de lois, d'articles, d'arrêtés, de circulaires, de décisions iniques sans rapport avec un véritable code juridique. Si l'on a qualifié cet amalgame de texte de « code » cela revient certainement au désir de l'amiral de Gueydon, premier gouverneur de l'Algérie, qui souhaitait la création d'un code de police spécial aux indigènes et fit préparer un projet de « code de l'indigénat » destiné à répertorier les faits qui « délictueux en Algérie, ne le sont pas en France et ceux qui acquièrent en Algérie une gravité qu'ils n'ont pas en France ». Mais en fait, le régime d'infractions spéciales existait bien avant 1874, puisque Bugeaud par une circulaire du 12 février 1844 avait voulu limiter les amendes et peines à l'encontre des indigènes afin de réduire les abus auxquels se livraient certains suppôts de la colonisation ; khodjas, caïds, aghas, bachaghas, khalifas et militaires français. Cela laissait penser qu'avant 1844 pour une même infraction, la peine ou l'amende était différente dans le temps et dans l'espace. Tout dépendait du bon vouloir et de l'humeur de celui qui qualifiait l'infraction et prononçait la peine. Toutes les infractions étaient susceptibles d'allongement selon les besoins et les désirs. L'arsenal juridique mis en place a toujours été précédé par une politique de maintien des indigènes dans l'obéissance par la terreur : exécutions sommaires, arrestations de suspects, bannissements… Au lendemain de l'insurrection de 1871, la loi coloniale va légaliser le vol des biens et la spoliation des terres après avoir légalisé les politiques « de cantonnement et de refoulement ». Toutes les lois, tous les décrets, tous les arrêtés, toutes les circulaires, toutes les décisions vont concourir à la dépossession de l'indigène, dépossession matérielle, économique, culturelle, sociale et même cultuelle ; les écoles coraniques seront fermées et le pèlerinage à La Mecque interdit. Le successeur de de Gueydon, le général Chanzy va sous la pression des colons faire admettre à Paris le principe des infractions spéciales soumises à des juges de paix qui dérogeront « légalement » au droit commun. 27 premières infractions furent arrêtées en 1874 depuis « l'atteinte par le regard, les actes irrespectueux ou propos offensants vis-à-vis d'un agent de l'autorité, même en dehors de ses fonctions, à l'interdiction de circuler hors des limites de la commune sans permis ou au retard dans le versement des compensations financières lors de rachat de biens immobiliers séquestrés ». Ces 27 infractions répressives hors du champ du droit commun furent jugées insuffisantes par les colons qui réclamaient le droit de sanctions collectives, même en cas de délits individuels, la déportation dans des pénitenciers, le droit, par les administrateurs des communes mixtes et les maires des communes de plein exercice, de réprimer les infractions spéciales aux indigènes. En 1872, sur 620 indigènes traduits devant les cours d'assises, 71 étaient condamnés à mort pour avoir provoqué des incendies de forêt. « Ils condamnent les indigènes quelle que soit leur innocence », affirmait le gouverneur Chanzy, jugé trop modéré (sic) et remplacé en mars 1879 par un civil, Albert Grevy, frère de Jules, président sous la IIIe République. Sous la pression des colons, le nombre des communes de plein exercice va passer en 1881 de 126 à 196 et celui des communes mixtes de 10 à 77. Ce nouveau gouverneur va concrétiser les vœux de la colonisation. Il fera, non seulement interner dans des pénitenciers militaires des « récidivistes » qui « faute de preuves ne pouvaient être traduits devant un tribunal », mais sera à l'origine des décrets : édictant la responsabilité collective, l'exécution de la peine de réclusion hors d'Algérie et le droit pour les administrateurs d'appliquer les peines de simple police aux infractions de l'indigénat qui passèrent de 27 à 33. L'appareil judiciaire normal n'étant pas nécessaire « pour des faits qui ne s'appliquent qu'aux seuls indigènes ». Ce qui importait pour le conseil du gouvernement, c'est que « les indigènes soient absolument dans la main de l'Administration ». La loi du 28 juin 1881 va légaliser cet état d'apartheid... pour 7 ans. « Dès lors, écrira Ch. R. Ageron, l'indigénat fut tout à la fois un code de civilité puéril, un instrument de servitude, un règlement policier tatillon et mesquin, parfois un code fiscal ou un médiocre doublet du code pénal. » Tout cet arsenal pour des faits insuffisamment définis mettait aux mains des administrateurs et des maires des pouvoirs proconsulaires souvent tyranniques. Un refus de faire les travaux ou le service dont on avait été requis pouvait être puni de 5 jours de prison et de 15 F d'amende. En 1883 et pour les seules communes mixtes 30 837 condamnations furent prononcées, soit près de 17 condamnations pour 1000 habitants ; le montant des amendes atteignit 212 023 F, le total des journées d'emprisonnement 82 402, soit 44,3 journées pour 1000 habitants. Le 29 mai 1888, le sénateur Schoelcher qui fit campagne en 1848 pour l'abolition de l'esclavage — considéré depuis 2001 comme un crime contre l'humanité et que la France s'apprête à célébrer le 10 mai — protesta en vain contre le permis de circuler : « C'est le régime de l'esclavage ; les esclaves ne voyagent pas sans un billet de circulation. » Infractions spéciales et pouvoirs spéciaux de 1830 à 1874 puis « code de l'indigénat » érigé avec la duplicité et la complicité des différents gouvernements français de la IIe à la IVe République et souvent modifié en 1890, 1902, 1914, 1930, 1935 sera aboli en 1944. Dans les faits, les Algériens continueront, après les massacres de mai 1945 et le déclenchement le 1er novembre 1954 de la lutte de libération, à vivre dans un état d'exception permanent jusqu'au 18 mars 1962. Ce « code » sera à l'origine des révoltes et des répressions féroces contre un peuple victime des pires crimes : extermination de tribus, enfumades, exécutions sommaires, disparitions, tortures, viols, destruction de villages où il ne restait que des enfants, des femmes et des vieillards, multiplication des zones interdites, des camps d'internement, des camps de regroupement, utilisation de gaz et du napalm… Lacordaire, ce prince éclairé de l'Eglise ne disait-il pas : « Le crime de l'étranger qui domine un peuple par les armes, c'est de lui ôter sa patrie sans lui rendre une autre. » La colonisation quoi qu'en pensent MM. Douste Blazy, Debré, le Pen and co c'est à la fois l'apartheid et le nazisme réunis. Aussi, elle doit demeurer, pour notre Histoire et dans notre mémoire, un crime contre l'humanité. Le seul et unique rôle positif de la colonisation si tant est qu'il y en ait un : c'est d'avoir forgé dans les larmes, la douleur et le sang l'unité nationale qu'un néo-colonialisme essaie aujourd'hui de briser par tous les moyens. L'auteur est membre fondateur de la Fondation du 8 Mai 1945