Ce sont très probablement les Polynésiens qui peuplèrent l'île de Pâques. Leur parfaite science maritime leur permettait de traverser la partie du Pacifique qui les en séparait. Pourtant, de l'Amérique à l'Égypte, on a prêté pour terre d'origine aux Pascuans à peu près toutes les parties émergées ou immergées du globe. L'audace d'un peuple Ce prodige du colossal dans un univers minuscule, chez des hommes dénués de tout, voilà tout le mystère de l'île de Pâques : l'un, commun à toute la Polynésie, vient de la présence des hommes : comment, d'où et quand sont-ils venus ? L'autre, plus particulier à l'île de Pâques, concerne le transport des énormes statues, mystère né de l'absence apparente de moyens de transport et de levage. Lorsque les premiers Européens découvrirent l'île et son imposante statuaire, il n'y avait pas un tronc d'arbre en vue pour construire un train de roulement, pas un levier à l'horizon pour arracher du sol les géants de pierre. Il faisait peu de doute, pour les explorateurs du XVIIIe siècle, que les Pascuans appartenaient au grand peuple des navigateurs polynésiens. James Cook, accompagné par un jeune homme de Bora Bora – une des îles de la Société en fut assuré lorsque ce dernier entra en conversation avec les indigènes. Datant de deux siècles, ces conceptions sont celles qui prévalent aujourd'hui. Toutefois, à partir du début du XIXe siècle, des théories différentes et parfois assez étonnantes furent proposées : elles faisaient venir les Polynésiens de tous les points du monde, parfois de plusieurs lieux à la fois, ou bien ils apparaissaient sur place et leur continent se dérobait sous leurs pieds. Ce siècle verra se réactiver ces théories bancales, qui prendront un goût de fantastique, entre théosophie et charlatanisme, mêlant parfois avec facilité des considérations réalistes à l'action des forces telluriques, électromagnétiques, psychiques, avec comme apothéose, le débarquement des extraterrestres. Le naufrage du révérend Un jour des années 1820, le révérend William Ellis de la société missionnaire de Londres, le révérend Orsmond et leurs familles traversaient en pirogue à balancier le petit port de Huahine. Leur pirogue, heurtée par une autre petite embarcation, coula instantanément ; la frayeur fut grande, mais le naufrage sans conséquence. Cependant, il n'est pas impossible qu'une des premières théories sur l'origine américaine des Polynésiens soit née de ce petit drame. Effrayé par cet accident, le père William Ellis perdit confiance dans les conditions de sécurité offerte par les bateaux locaux. Il déclarait ainsi : «L'origine des habitants du Pacifique est recouverte d'un grand mystère, mais les probabilités sont certainement plus fortes en faveur de leur parenté avec les tribus malaises habitant les îles asiatiques. Mais si telle est leur origine, les moyens par lesquels ils seraient arrivés jusqu'aux régions lointaines et isolées qu'ils occupent actuellement, restent inexplicables. Par ailleurs, il est facile de s'imaginer comment ils auraient pu arriver de l'est. Les vents auraient favorisé leur traversée et l'état rudimentaire de la civilisation dans laquelle ils se trouvaient, aurait ressemblé davantage à la condition des aborigènes américains qu'à celle des Asiatiques. » Une origine mystérieuse Contre toute attente, et sans aucun autre argument, les Polynésiens, ces constructeurs nautiques talentueux, ces conquérants émérites du Pacifique, furent dès lors considérés par certains comme des fétus de paille, soumis au gré des vents et des courants. Et l'on en arriva à ce paradoxe extraordinaire de faire peupler la Polynésie par des Amérindiens ne possédant que les rudiments de la science nautique. Toutefois, en 1846, Hale, anthropologue de l'expédition d'Exploration des États-Unis dans le Pacifique (1838-1842) dirigée par Wilkes, réfuta cette théorie grâce à des arguments linguistiques. En 1866, Armand de Quatrefages, anthropologue français, en ajoutera d'autres : caractéristiques physiques des populations, données tirées des m?urs et des coutumes. Actuellement, l'origine américaine éventuelle ne laisse pas indifférents la secte des Mormons, souvent un peu réticents devant l'archéologie. Ils publièrent, en effet, en 1963, une étude sur les possibilités d'une colonisation de la Polynésie par les anciens Américains ; cette étude basée sur des données scientifiques visait à démontrer l'antiquité de la «Mormon diffusion». Il y a plus de cinquante ans que Thor Heyerdhal a ressorti ces vieilleries et e a voulu prouver la réalité de la poussée d'Archimède. Ses théories archéologiques, essentiellement basées sur des rapprochements superficiels et ponctuels, ne sont apparemment pas à la mesure de sa vie aventureuse. Vestige d'un continent perdu ? César Dumont d'Urville, le célèbre marin français, devait lui aussi manifester quelques réticences vis-à-vis des capacités nautiques des Océaniens. Curieusement, c'est l'unité du peuple polynésien qui lui fit proposer en 1841 l'existence d'un ancien continent dont seul émergerait encore le sommet des montagnes. L'expansion de ce grand peuple se serait, donc, effectuée à pied sec. Il est vrai que la connaissance de la géologie et des fonds marins du Pacifique était encore loin d'être parfaite, et que les théories du savant britannique, Charles Darwin, sur la formation des îles du Grand Océan étaient encore ignorées : le voyage du Beagle prit fin en 1836 et les observations géologiques de Darwin ne furent publiées qu'en 1844. L'idée de Dumont d'Urville, liée à celle d'une origine américaine des Maoris actuels, a été également défendue par d'autres chercheurs comme William Colenso en Nouvelle-Zélande, entre 1860 et 1880. Les Anciens avaient placé dans l'Atlantique, à l'ouest de Gibraltar, une prodigieuse Atlantide ; il faudra, donc, que disparaisse un continent dans le Pacifique. Ce sera la Lémurie des naturalistes et le continent Mu de nos modernes mythographes. L'île de Pâques, cristal de toutes les sécrétions fantastiques, reconnue implicitement comme lieu de haute culture, va se retrouver, plus que toute autre île du Pacifique, au centre de ce rêve effondré. En 1899, Pierre Loti, grâce à la force de ses évocations poétiques, va activer le mystère de cette île où, «des routes dallées, comme étaient les voies romaines, descendent se perdre dans l'Océan». «Par ailleurs, l'île semble bien petite en proportion de cette zone considérable, occupée par les monuments et les idoles. Était-ce, donc, une île sacrée, où l'on venait de loin pour des cérémonies religieuses, à l'époque très ancienne de la splendeur des Polynésiens, quand les rois des archipels avaient encore des pirogues de guerre capables d'affronter les tempêtes ? Ou bien ce pays est-il un lambeau de quelque continent submergé jadis comme celui des Atlantes ? » Est-il bien utile de préciser que les voies dallées qui s'enfoncent sous la mer sont des coulées de lave dont la surface, craquelée lors du refroidissement de la roche puis régularisée par l'érosion, ressemble aux pierres jointives d'un dallage ? (A suivre)